Cette histoire que "Le Cantou m'a contée" remonte à bien des années. Elle s'est transmise de génération en génération par la voie orale. Ce n'étaient pas les grand'mères qui la narraient, car il n'était pas de bon ton, pour les Mémés, de se moquer de la religion. La foi catholique si profonde en Auvergne, bien qu'un peu estompée aujourd'hui, reste encore vivace, malgré la désertion des offices dominicaux.
Les hommes, peut-être, par fanfaronnade, aimaient bien se gausser des curés. C'est par eux, que je la connais, l'ayant entendue souvent, dans le petit café familial.
Voici l'histoire
En ce temps là, la paroisse était gérée, par un curé qui n'avait pas l'estime de ses ouailles. Par dérision, et un peu par vengeance, les hommes l'appelaient : " Lou Négré " à cause de la couleur de sa soutane. La bonne chaire, son aversion pour le travail manuel, avaient arrondi sa panse, au point de faire éclater les boutons de sa robe. D'habitude, les personnes rondouillardes sont joviales - exception confirmant la règle jamais un sourire n'éclairait son visage joufflu, mais austère. De plus, il aimait l'argent, il passait lui-même dans les fermes et les villages, pour encaisser le denier du culte, fustigeant ceux qui ne se montraient pas généreux. Pour économiser un repas, il arrivait toujours à l'heure de midi, obligeant les paysans à l'inviter à leurs tables. Le dimanche, du haut de la chaire, il haranguait ses fidèles, sans scrupule pour leur pauvreté, il leur demandait d'être larges. Dans la sacristie, après la quête, il fulminait, si le plateau contenait trop de sous percés.
Un dimanche, Toinou, un brave paysan, un peu simplet, pauvre malgré son ardeur au travail, entendit la conclusion du sermon du Négré.
"Mes chers frères, si vous voulez votre place au paradis, aux côtés de Dieu, montrez-vous généreux, sachez que Dieu, dans sa grande miséricorde, vous rendra, en double vos oboles terrestres."
Après avoir bu une chopine, avec des amis, Toinou prit le chemin de la ferme. Dans sa tête, la péroraison du Négré "Dieu vous le rendra en double", l'obsédait, un curé, même le Négré ne saurait mentir. Arrivé chez lui, Toinou, fit part à sa femme, du sermon et de ses pensées.
"Femme, le Négré a dit dans son sermon, si vous donnez à Dieu, il vous le rendra en double. Un curé ne peut pas raconter d'histoire. Que pourrions-nous lui donner, pour que demain, nous en ayons plus. Offrir une de mes deux vaches, c'est impossible, je ne pourrais plus les atteler pour rentrer le foin ou aller au bois. Nos trois chèvres sont bonnes laitières et d'un excellent rapport, il serait dommage de se séparer d'une. Un lapin, un poulet, c'est un cadeau bien mesquin pour Dieu. Je ne vois que la fédo (la brebis) qui n'agnellera que le printemps prochain, pour le moment elle nous est d'aucune utilité."
La femme de Toinou approuva :
"Donne notre "fédo au curé, je suis sûre que Dieu appréciera notre cadeau, qu'il pardonnera nos péchés, bénira notre maison et nous gardera une place à ses côtés, au paradis"
Le lendemain, Toinou attrapa la brebis. Après avoir protégé une de ses pattes arrière, avec un chiffon, il lui passa un “courdel" (un cordon), puis activant la bête, avec un brin d'osier, il partit donner son offrande au curé. Celui-ci, en voyant Toinou et sa fédo, se montra surpris :
" Que te voilà Toinou, avec ta brebis, que veux-tu ? "
"Monsieur le Curé, nous ne sommes pas riches, mais ma femme et moi, voulons notre place au paradis, aussi pour rendre hommage à Dieu, nous lui offrons notre unique fédo.
" Tu es brave Toinou dit simplement Lou Négré en le remerciant d'une bénédiction qui ne le lui coûtait pas trop cher. "
Dès que Toinou fut parti, Lou Négré amena la brebis, dans un pré jouxtant la cure. Le curé en possédait une qui se morfondait, toute seule, dans l'enclos, à l'herbe tendre et grasse.
Malgré la bonne nourriture, la fédo de Toinou, ne s'habituait pas à sa nouvelle vie. Elle regrettait le poil de bouc des communaux, ses courses folles dans les genêts à la poursuite des papillons, le gazouillis des oiseaux du bourg était plus triste que celui qu'elle entendait dans les haies, dans les buissons. Elle ne trouvait plus le soir les caresses de Toinou et de sa femme. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, elle ne rêvait que de liberté et guettait le moment propice pour s'évader.
Une après-midi, alors que Lou Négré lisait son bréviaire dans le pré, on vient le chercher pour aller donner les derniers sacrements à un mourant. Dans sa hâte, Lou Négré oublia de fermer " Lou Clédou " (petite claie) formant l'enclos.
La fédo eut tôt fait de prendre la clé des champs. Comme l'a si bien raconté Rabelais, dans les moutons de Panurge, il est connu que les moutons suivent bêtement celui qui les précède. La brebis du curé, voyant partir sa campagne, lui emboîta le pas, toutes les deux joyeuses d'être en liberté, prirent le chemin de la ferme de Toinou.
Quand Toinou vit arriver les deux brebis, il s'écria et dit à sa femme :
" Dieu soit loué, il nous rend notre Fédo, en double ".
Croyant vraiment à la clémence divine, Toinou caressa les deux bêtes et leur prépara un véritable festin de foin de luzerne. Le curé sut rapidement où étaient parties ses deux brebis; pour les récupérer, il se rendit, de fort mauvaise humeur, chez Toinou. D'un ton courroucé, sans prononcer une formule de politesse, Lou Négré dit :
" Je viens reprendre mes deux brebis".
En se grattant la tête, Toinou répondit :
" Vous avez dit en chaire que Dieu rendait en double, les dons qu'il recevait. Malgré ma pauvreté, je lui ai donné de bon cœur, mon unique fédo, il a dû apprécier mon geste, car comme vous l'avez clamé, dans votre sermon Dieu s'est montré généreux ; il m'a rendu le double, c'est-à-dire deux brebis, que Dieu soit loué. "
Devant une telle logique, Lou Négré ne sut que répondre. Il refusa, une fois n'est pas coutume, le verre de vin et le morceau de pain et de fromage que lui offrait, gentiment, la femme de Toinou. Fort marri, il repartit pour le presbytère.
Cette histoire fut vite connue de tous, elle fit les gorges chaudes de tous les paysans, les dimanches, quand ils buvaient une chopine, au petit café, sur la place de l'Eglise.
Jean-baptiste Manhes