Après une longue vie de travail, devenue veuve, La Marioune, une coquette mémé, avait dû quitter son logement au bourg, pour venir habiter une petite maisonnette, aujourd'hui démolie, à côté du ruisseau de Tralouba
En cette période, la retraite des vieux n'existant pas, pour vivre, la Marioune élevait quelques chèvres qui pacageaient en toutes saisons et en liberté, dans les communaux d'Iturier où l'herbe tendre abondait. Chaque soir, elles rentraient le pis bien gonflé, la Marioune était heureuse de remplir son seau de lait bien crémeux, avec lequel elle faisait de succulents " cabécous " qu'elle vendait bien secs, aux habitants du bourg.
Chaque printemps, ses chèvres lui donnaient des chevreaux. La Marioune qui aimait les bêtes, refusait obstinément à les vendre au boucher ; elle avait toujours en mémoire, le bêlement plaintif du chevreau sacrifié, pareil aux pleurs d'un bébé. Elle n'avait aucune peine à les vendre, les paysans de la contrée qui connaissaient la valeur de son élevage, retenaient longtemps à l'avance un cabri pour améliorer leur cheptel.
Cette année là, une chèvre noire lui donna un chevreau tout noir ; la Marioune décida de le garder. Grâce au bon lait de sa mère, aux soins maternels de la Marioune, le Cabri, comme elle l'appelait, devint rapidement costaud, plein de vie, énergique, coquin. Qu'il était beau ! son poil noir et lisse s'ornait d'une étoile blanche, juste au milieu des cornes qui commençaient à pointer, sur sa tête aussi dure que les roches du Puy Griou, ses jambes musclées reposaient sur des fins sabots noirs qui ne craignaient pas les épines, les ronces et les pierres pointues des chemins.
A longueur de journée, Cabri gambadait dans les communs des Boissines et dans les bois d'Iturier. Il allait souvent à la plaine du Lac voir les grenouilles qui l'intriguaient beaucoup. Il poursuivait, par jeu, dans les genêts, le vol multicolore des papillons. Après ces folles gambades, il aimait se désaltérer à l'eau fraîche d'une " Gourgue " ( trou d'eau ) du ruisseau d'Iturier. Puis, repu, il s'endormait à l'ombre d'un hêtre en mâchonnant une fleurette des bois. Malgré cette liberté, cette vie insouciante agrémentée des gâteries de la Marioune, Cabri s'ennuyait. ll était las de contempler les grenouilles de la plaine du Lac, de poursuivre le vol des papillons, et même, l'eau fraîche du ruisseau d'Iturier lui paraissait fade.
Cabri soupçonnait d'autres horizons au-delà du Plomb et du Puy Griou, aurait aimé suivre l'eau du ruisseau d'Iturier, et les nuages blancs poussés par le vent. . Il ne rêvait que de départ et d'aventures. L'idée du départ qui s'était incrustée dans sa petite cervelle l'obsédait, mais il n'avait pas le courage de partir seul, patiemment il attendait une occasion.
Cette occasion se présenta, un dimanche d'été. Deux roulottes, tirées par des maigres chevaux, avaient fait halte à l'entée du bourg, à la Loye . Aussitôt, les hommes aidés des enfants installèrent des bancs, répandirent par terre de la sciure, pour délimiter la piste du cirque.
Ce n'était qu'un petit cirque ambulant, mais quel évènement pour les habitants du bourg. Surmontant leur timidité, les enfants s'attroupaient pour contempler l'ours solidement enchaîné. Curieux, Cabri était venu roder autour des roulottes. Il aperçut, un peu à l'écart, broutant de l'herbe, au pied du rocher, une chevrette. Ah ! qu'elle était belle, toute blanche, proprette, bien brossée, quand elle marchait ses sabots noirs, bien cirés, évitaient les pierres et les bouses de vache.
"Une si jolie chevrette doit être intelligente, je suis sûr qu'elle m'aidera à partir ", se dit Cabri. S'armant de courage, il s'approcha, après l'avoir saluée d'un gracieux mouvement de tête, il lui dit :
" Gentille chevrette, tu m'inspires confiance, je vais te confier mon secret, je suis certain que tu pourras m'aider. Ici, aux pieds des montagnes, la vie est d'un calme... Vois comment ton cirque a troublé le train-train habituel des gens du pays. Moi, j'en ai assez, de contempler les grenouilles à la plaine du Lac, de poursuivre le vol des papillons, je voudrais goûter une autre eau que celle, pourtant fraîche, du ruisseau d'Iturier, ma patronne, la Marioune m'exaspère avec ses caresses et ses gâteries, je voudrais connaître les pays que cachent le Plomb et le Puy Griou. J 'en ai assez, je veux partir, peux-tu m'amener avec toi de village en village"
La chevrette qui s'ennuyait un peu, entre un ours toujours enchaîné, souvent mal léché, et des chevaux qui à l'étape n'avaient qu'un désir, se reposer, tant ils étaient fatigués d'avoir tiré les roulottes dans des chemins malaisés, considéra Cabri. Il était beau ce chevreau avec son poil noir et lisse qui cachait des muscles bien dessinés, avec sa touffe blanche au milieu des cornes naissantes, avec ses solides sabots. Quel beau compagnon de voyage et de jeux, il ferait, pensait la chevrette.
Après cet examen qui paru long à Cabri, la chevrette l'encouragea :
" Tu as eu raison de me faire confiance, je vais t'aider à quitter cette vie monotone. Je suis sûre que le patron de notre cirque sera heureux que tu rentres dans notre troupe, après un court apprentissage, chaque soir tu seras comblé par les bravos des spectateurs, tu seras bien soigné, bien pomponné. Tu découvriras, chaque jour des villes, des villages nouveaux. Et puis, avec moi, avant les représentations, nous pourrons jouer, gambader. Ensemble, joyeusement, nous ferons de beaux voyages »
Comblé de bonheur d'avoir été compris et accepté, Cabri exécuta une folle farandole qui souleva des myri ades de sauterelles.
" Nous partons dès le lever du jour, sois là fut l'ultime recommandation de la chevrette.
Le jour n'avait pas estompé les dernières étoiles quand, Cabri, ouvrit doucement la porte de l'étable et partit rejoindre le cirque et la petite chevrette, sans un regret pour la Marioune, heureux de partir, enfin, à l'aventure.
Le patron du cirque, en voyant Cabri, près de la chevrette, lui dit seulement :
" Tu veux venir avec nous, il faudra travailler, ici pas de fainéant, dans quelques jours, après des répétitions, tu feras un numéro avec la chevrette ".
Sans un regard pour son pays natal, heureux à l'idée qu'il allait faire du cirque, Cabri gambadait comme un petit fou autour de la caravane.
L'étape fut longue, c'est les muscles raidis, les sabots habitués au sec poil de bouc des communaux, meurtris, que Cabri qui voulait ne laissait rien apparaître de sa fatigue, arriva au village où avait lieu la représentation du soir.
Avant la séance, le patron donna la première leçon à Cabri. Muni d'un fouet, il l'invita à monter sur un escabeau, en comptant " un... deux " il tapotait ses sabots, l'obligeant à lever ses pattes alternativement à la cadence d'un tambour que battait un de ses enfants. Cruelle épreuve pour Cabri, après la rude journée de marche l les leçons se répétaient tous les soirs. Les mauvaises dispositions de Cabri, pour la danse, irritaient le patron qui frappait de plus en plus fort sur ses sabots : hélas, sans grand succès.
Pendant les représentations, les sabots bien cirés, un ruban autour du cou, une sébile dans la bouche, Cabri faisait la quête : c'était son seul travail. Maladroit, il s'attira les foudres brutales du patron, en lâchant le plateau, répandant ainsi les sous percés donnés par les spectateurs, dans la sciure.
Plus que les sévices, l'indifférence de la chevrette le vexait. Toujours coquette, hautaine, elle se moquait de lui quand ses sabots bien cirés n'avaient su éviter une flaque d'eau ou une bouse de vache ; narquoise, elle esquissait des pas de danse quand il subissait les leçons du patron.
Non Cabri n'était pas fait pour le cirque. Il regrettait les caresses de la Marioune, les grenouilles de la plaine du Lac, le vol des papillons, l'eau fraîche du ruisseau d’Iturier : s'il savait retrouver le chemin de Tralouba, comment il y reviendrait.
Après bien des pérégrinations, le cirque dessina son arène de sciure à Mandailles
Comme chaque soir, Cabri subissait sa leçon, un chien de chasse regardait la scène. Quand Cabri fut libéré du fouet patronal, le chien ému, par la détresse du chevreau, s'approcha de lui, pour lui dire :
" Tu me sembles bien malheureux, mon pauvre chevreau »
Cabri décela une grande bonté dans yeux du chien, il s'épancha en racontant d'une voix pleine de sanglots, ses aventures depuis son départ de Tralouba.
Emu par sa confession et ses larmes, le brave chien le consola :
" Ne pleure plus Cabri, si tu veux, je peux t'aider. En chassant, je vais souvent dans la montagne, je connais le chemin pour aller à Tralouba qui est tout près. Il suffit de passer le col du Perthus, si tu le désires, cette nuit, je te conduirai . "
Cabri, bien sûr, accepta l'offre du brave chien. Sans un regret pour le cirque et la fière chevrette, la nuit était fort avancée quand cabri et son guide franchirent le col du Perthus à la lueur des rayons de la lune. Le soleil commençait à éclairer le pain de sucre du Griou quand Cabri arriva devant la maisonnette de la Marioune ; il remercia le chien et lui fit promettre une visite.
Doucement, avec sa patte, il gratte la porte ; ce léger bruit réveilla la Marioune.
" Qui est là ? " demanda-t-elle ?
" C'est moi, ton Cabri"
En moins de temps qu'il faut pour le dire, la porte ouverte, la Marioune prit Cabri dans ses bras : les larmes de joie de la Mémé se mêlaient aux larmes du repentir de Cabri
" Tu m'as fait beaucoup de peine, beaucoup de soucis, mais tu es revenu, je ne te ferai pas de reproche, j'espère que tu ne repartiras plus. Mais je suis là, je parle, je te cajole, alors que tu es là, tout maigre, attends mon Cabri, je vais bien te soigner ".
Et la brave Marioune de s'affairer, elle va chercher du lait, le sucre, casse des œufs dedans.
" Bois mon Cabri, bientôt tu seras aussi beau, aussi fort, comme tu l'étais avant ton départ . »
La gorge serrée par l'émotion, par l'accueil de sa patronne, Cabri eut du mal à avaler le délicieux breuvage.
“ Pardon Marioune, je ne repartirai plus, merci de m'accueillir si gentiment" sanglotait Cabri.
il eut tôt fait de reprendre ses habitudes. Le jour même, il courut à la plaine du Lac, saluer les grenouilles, il poursuivit, dans les genêts, le vol multicolore des papillons, il se désaltéra dans l'eau fraîche du ruisseau d'Iturier, puis il s'endormit à l'ombre d'un hêtre, une fleurette des bois entre les dents ; sans une pensée pour l'eau courante du ruisseau, ni pour les nuages blancs poussés par le vent qui, autrefois, l'invitaient à partir pour l'aventure.
Comme Cabri, beaucoup d'hommes rêvent de départ, d'aventures, ils veulent décrocher la lune, puis, reviennent au bercail, tristes, désabusés : comme l'a dit un poète auvergnat Gandilhon Gens d’Armes :
" TEL QUITTE LE PAYS POUR DECROCHER LA LUNE, S'EN RETOURNE TRISTE ET FORT MARRI ”.
Jean-baptiste Manhes