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 XIII.  OPÉRATIONS : SARRANS - BROMMAT

Enfin, le 15 Août, à 1 heure du matin, nouveau départ. Cette vie errante comporte plus d'imprévus que celle du maquis!: nous avons largué nos amarres; plus de point d'attache, et l'intérêt touristique de ces déplacements n'est pas négligeable. Notre objectif, cette fois, est Brommat, petite bourgade du Nord de l'Aveyron, non loin de laquelle se trouvent les barrages de Sarrans et La Cadène et la grande usine hydroélectrique du Brézou, qui, concentrant l'énergie de ces chutes, fournit l'électricité à Paris. Ce point stratégique important est contrôlé par une garnison allemande de près de deux cents hommes installés dans un repaire à peu près inexpugnable, et qui possèdent une dizaine de canons, D.C.A. anti-chars de 20 mm. Il s'agit de les déloger ou de les capturer...

Une promenade de cinquante kilomètres par une magnifique nuit étoilée, qui nous fait rêver à bien autre chose qu'à la guerre, nous conduit donc à Brommat, endormie. Aussitôt arrivés, nous nous mettons au travail : la route de Brommat au Brézou est minée, prête à sauter à la moindre alerte; la seule autre issue a déjà été coupée au pont de la Cadène, et nos boches sont ainsi virtuellement prisonniers.

Pendant cinq jours, nos deux groupes se relaient et montent la garde, vingt-quatre heures sur vingt quatre, au hameau (le Labarthe, à l'embranchement des routes de La Cadène, de Brommat, et de la seule voie qui se dirige vers le camp allemand, à Rueyres, et à l'usine du Brézou, à travers une langue de terre de plus en plus resserrée entre les deux vallées qui ne sont que des gorges taillées presque à pic dans le roc, au fond desquelles coulent la "Truyère et la Bromme. Nous avons pour mission de nous opposer, avec nos F.M. et nos mitraillettes, à toute tentative de sortie de l'ennemi; cinquante F.F.I. assez mal armés contre 180 boches et leurs canons... Les bruits les plus contradictoires circulent quant aux intentions de l'occupant : nous apprenons tantôt qu'il va tenter une sortie, tantôt qu'il va se rendre. Dans cette atmosphère d'extrême tension, nôs gardes se succèdent, pénibles, et je conserve un sale souvenir de la dernière nuit passée au carrefour, sans pouvoir dormir, guettant à chaque instant une attaque brusquée, et grelottant sous un vent froid. Les choses semblent s'éterniser. Il ne peut être question d'attaquer le camp autrement qu'avec le concours de l'aviation, et cependant il faut liquider cette poche, la dernière qui subsiste dans toute la région. Des négociations sont engagées par le capitaine Colin, à l'action duquel il faut rendre hommage, car nous avons à l'époque quelque peu méconnu son rôle. Elles aboutissent enfin à un résultat positif, et dans la soirée du 19, un officier allemand vient à Labarthe signer l'acte de reddition. Il nous est assez dur de lui rendre les honneurs. Les F.F.I. ont eu trop de raisons de considérer l'allemand autrement que comme un soldat- La Wehrmacht a toujours refusé de nous reconnaître comme les combattants d'une armée régulière, et le souvenir de nos camarades torturés, massacrés, pendus dans des conditions ignominieuses, l'atteste assez clairement. Pendant toute la nuit, vont retentir des détonations provenant des destructions de matériel opérées par nos boches avant de se rendre. Le dimanche 20, dans l'après-midi, la colonne des prisonniers allemands, à la tête duquel marche gravement notre lieutenant, arrive sur la route, près de Brommat, et s'immobilise en face de nous. Quatre de leurs tracteurs Latil apportent leurs paquetages... Après le défilé d'Aurillac et le contact enthousiaste des civils libérés, le spectacle de ces hommes en uniforme de la Luftwaffe, nos prisonniers, est une autre belle récompense pour d'anciens maquisards. Et cependant, un grand aryen, géomètre berlinois, - qui se déclare catholique et non nazi - d'ailleurs, quel prisonnier allemand se dirait nazi ? - me soutient que l'Allemagne gagnera la guerre; l'énoncé des revers du Reich ne semble pas le toucher... résultat naturel de douze années d'abêtissement, d'intoxication. Des cars et des camions attendent nos Fritz; ils vont y être embarqués à destination du barrage de l'Aigle où ils remplaceront les ouvriers qui sont partis combattre dans nos rangs. Je pense à mon père, qui, fait prisonnier en Alsace en Juin 1940, a parcouru quelque cent kilomètres à pied... Cette guerre a ainsi réuni deux générations, ceux de 14, les vaincus de 40 vengés par leurs fils, les vainqueurs de 44. Emouvant contraste.

Après un demi-tour délicat sur la route étroite, au volant des camions, désormais nôtres, nous gagnons le camp allemand, à Rueyres, dernier village avant la descente à flanc de montagne qui conduit au Brézou. Là, la langue de terre qui s'étend entre les gorges de la Truyère et de la Bromme, n'a guère plus de huit cents mètres de large. L'occupant y possédait une position naturellement fortifiée : sur une plateforme dressée presque à pic au-dessus du plateau, quelques canons protégeaient admirablement la place; il ne reste plus de ces armes que des ferrailles tordues. Paysage grandiose où s'opposent violemment cette lande pelée, sauvage, comprimée entre les deux ravins, et une forêt de pylônes et de câbles, témoin des dernières conquêtes de la science moderne. Mais l'heure n'est pas à la contemplation. Aussitôt arrivés. nous devons installer nos gars dans les baraques très confortablement aménagées et dont les installations sont à peu près intactes; l'une d'elles nous livre un "Mein Kampf" joliment relié; quel destin pour la Bible de l'Allemagne nazie de se trouver abandonnée dans un coin perdu de France par des fidèles qui ne sont plus que des vaincus, captifs... Et d'ailleurs, cette impression lamentable de défaite, nous la trouvons partout, dans ces mille objets qui traînent et que n'ont pu emporter leurs propriétaires, dans cette photo du commandant du camp qui arbore un sourire triomphant, à la roulante, encore rougeoyante, où tiédissent des haricots qui fourniront nôtre repas du soir, avec des conserves et des biscuits de guerre provenant d'on ne sait quels pillages.

Pendant près de deux semaines, nous restons à Rueyres, goûtant une détente bien gagnée: nos premières vacances, parmi une population très sympathique: ouvriers et ingénieurs ont fait preuve d'un parfait esprit de résistance; une visite à cette merveille qu'est l'usine souterraine du Brézou nous permet d'apprécier le travail surhumain grâce auquel d'immenses cuves de cuivre ont été camouflées et ont pu échapper aux investigations de l'occupant. Vacances... Bains dans cette piscine admirable que constitue le plan d'eau qui s'étend au-dessus du barrage sur la Bromme. Bals dans tous les villages des alentours. pittoresques bals de campagne où les javas et les valses-musette alternent avec les bourrées. Spectacle féerique d'un orage sur la centrale (lui nous fait voir, à la lueur bleuâtre des éclairs, les carcasses irréelles des pylônes, qui nous fait entendre, véritables grandes orgues, le jeu du vent dans les lignes à haute tension qui s'élancent dans toutes les directions. Pendant ce temps, une de nos sections, constituée par les étudiants de l'E.N.I.L. d'Aurillac, qui nous ont rejoints après le 6 Juin, réussit à reconstituer deux canons avec les débris d'une dizaine d'engins; les essais sont concluants et récompensent de leurs efforts nos techniciens improvisés. Nous voici artilleurs, bien décidés à utiliser ces armes nouvelles et inattendues qui sont affectées au premier groupe.

 

La seconde guerre