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 Les jours qui suivirent furent bien lourds, mais après ce premier, ce terrible contact avec la mort qui n'avait fait que rendre plus virile notre résolution et plus farouche notre haine, comme déjà en Mars. après l'arrestation par la Gestapo du père de Pierre et Jean, les événements se sont précipités.

Depuis quelque temps déjà, cela couvait. Des parachutistes descendus fin Mars nous avaient fait espérer le débarquement pour la seconde quinzaine de Mai. Dés lors, à chaque parachutage, - après un premier contact, combien émouvant, avec le S-Phone, je m'étais familiarisé avec l'appareil, et je bavardais avec les Anglais, - je n'ai pas manqué de demander à mon invisible correspondant quand serait le jour "J", comme si un anonyme Tommy était dans le secret des dieux; mais, pour nous, il était "l'homme qui vient de Londres et qui est censé tout savoir". L'un deux, en Mai, m'a répondu : "Very soon and we'll crush'em down !" (Très bientôt, nous les écraserons.). Espoir ! Parfois, je leur chantais Tipperary et j'entendais les rires amis qui me répondaient de la carlingue.

Le premier Mai, le 15, nous avions attendu anxieusement les messages, car nous savions que c'étaient les dates où les messages d'alerte, valables pour la quinzaine à suivre, sans plus de précision, devaient passer. Enfin, le 1- Juin, - souvenez-vous, prés de trois cents messages lus pendant une demi-heure sur les trois quarts d'heure de l'émission du soir, - nous entendons notre message : "Coup d'envoi à quinze heures !" Quelle explosion de joie dans nos bois. La nouvelle nous a surpris pendant que nous dînions dans notre abri aux murs et au toit faits de branches de genêts. Bernard s'est levé d'un bond, a fait un tour sur lui-même, et poussé un rugissement ! Pour cette minute, dans cet espoir, nous avons vécu pendant prés de cinq mois. Enfin ! Nous respirons plus profondément. Maintenant, l'action. Maintenant, le harcèlement incessant des boches d'Allemagne ou de France va commencer. La grande espérance que nous avons tant attendue va se réaliser. Jusqu'au 6, nous vivons dans la fièvre. Les nouvelles contradictoires s'entrecroisent. Le camp s'anime. Un soir, quatre voitures sont rassemblées à l'orée du bois. La mauvaise piste qui joignait pendant prés de deux kilomètres la route à notre refuge devient très fréquentée. Enfin, nous allons sortir de nos bois. Nous étions des hommes traqués, ils vont le devenir. Nous la tenons, notre revanche. Le 5, à () heures 15, nous entendons le message de confirmation : "Son habit est couleur de billard".

Le débarquement approche. Cette nuit-là, personne n'a dormi. Une équipe est partie réquisitionner des voitures, une autre, effectue le premier sabotage sur la voie ferrée Toulouse-Aurillac; très bien réussi, ce premier "sabo" : le train qui montait de Toulouse, et qui, coïncidence heureuse, était vide, a été précipité après la gare de Boisset dans un tunnel et télescopé sur une coupure de la voie. Les sabotages seront consciencieusement entretenus sur cette ligne, qu'aucun train ne pourra utiliser jusqu'à la Libération. Enfin, notre équipe, restée sur place pour attendre un parachutage que nous avons bien failli manquer; nous ne nous doutions pas alors qu'il allait transformer nos conditions d'existence. Ce soir du cinq Juin, nous avons accroché un des premiers avions venus d'Alger, moins bien équipés que ceux de Londres : pas de S-Phone; certains n'étaient pas même munis du Rébecca; sans doute aussi, avaient-ils moins l'expérience du travail que leurs collègues d'Outre-Manche. Bref, jusqu'à près de 2 heures, nous attendons en vain. Enfin, un ronflement; nous allumons les feux, le zinc vire et s'en va. Vingt minutes plus tard, il reparaît; même jeu. A trois heures, nous décidons d'arrêter l'opération lorsqu'il surgit, très bas. Nous balisons en hâte, assez mal. Six parachutes s'ouvrent. Nous recueillons deux hommes : un saboteur, André; un radio, Désiré; et seulement quatre sacs de matériel. En un quart d'heure tout est ramassé; nous échappons à la fastidieuse recherche des containers et bavardons longuement avec nos parachutistes tout en vidant le traditionnel flash, Cette fois, c'est d'Alger que nous recueillons des nouvelles, d'Alger, nouvelle capitale de la France Libre où est réuni le C.F.L.N.; comme tout cela semble loin ! Il fait presque jour; nous allons tout de même prendre quelques heures de repos. Le lendemain matin... six Juin, Jeannot et moi dormons du sommeil du juste lorsque Pierre accourt, hurlant : "Ils ont débarqué ! Ils ont débarqué !" J'ouvre un oeil : "Bonjour, Philippine"! J'ai ainsi gagné l'enjeu, quelques Pernods, de cette aimable facétie à laquelle nous avait conduits en Janvier un dessert composé d'amandes. Brusquement, mais si agréablement réveillés, nous nous levons en hâte, bien conscients que désormais, nous allons connaître une vie autrement exaltante, et cependant celle que nous avons vécue jusqu'alors n'a pas manqué d'émotions variées et intenses. L'action proprement dite va commencer et jusqu'à la fin de Septembre, nos journées, - et aussi nos nuits, - de repos seront rares. L'époque des espérances est close. Il s'agit maintenant de réaliser nos buts, de donner un sens concret à nos haines comme à notre idéal. Il s'agit en premier lieu de chasser le boche et ses complices, et de libérer notre pays de cette nuit qui dure depuis quatre ans, puis d'accomplir notre libération intérieure, de donner à notre nouvelle République le visage "pur et dur" qu'ont souhaité tant de martyrs. Notre action n'est pas seulement destructive d'une oppression, nais aussi constructive, et cela, l'ont oublié certains qui ne voyaient en nous que des guerriers qui, une fois l'ennemi chassé, n'auraient plus qu'à reprendre sagement leur vie quotidienne, en leur laissant le soin de régler la chose publique.

Cette journée du 6, nous la passons en liaison avec un maquis voisin, installé au moulin de la Ressègue, où nous avions vécu en Février. Notre camionnette, réquisitionnée péniblement quelques jours avant chez un paysan récalcitrant, et syndic de Vichy par surcroît, s'arrête tous les cinq cents mètres mauvaise arrivée d'essence. Et cependant, ce matin-là, comme elle avait ramené allègrement au camp l'équipe de sabotage qui est rentrée, pour la première fois, avec un grand drapeau tricolore déployé, tous les gars chantant la Marseillaise, et avec quelques précieuses cartouches de "gauloises". Au retour, il faut remorquer deux voitures en panne, essayer de les remettre en marche, pomper de l'essence avec un tuyau en caoutchouc, ce qui oblige malgré tout, à en boire quelque peu, pouah ! Le Champagne, le soir de cette journée mémorable. aura meilleur goût.

Le 7, en liaison à la Roquebrou, je trouve le bourg en pleine effervescence : atmosphère de mobilisation générale ! Sur la grande place, une cinquantaine de jeunes gens sont réunis avec leur barda, entourés de leur famille. Je contacte saris peine le brave "Moustachu", hôtelier de l'endroit, qui, malgré ses soixante ans passés, est le très actif chef de la Résistance locale, et rêve d'attendre les boches avec un bazooka !

Dans la nuit du 8 au 9. nouveau parachutage : un commando américain débarque, en ordre parfait, par vagues de cinq. Ce ne sont que courses à travers le terrain, chacun voulant ramener son Américain; aussitôt que nous approchons, ils nous demandent, avec leur accent impayable : "connaissez-vous les oeuvres de Monsieur de Chénier 7" Ce n'est qu'après que nous apprendrons quelle devait être notre réponse; le mot de passe est sans importance; nous les rassurons sur nos intentions avec de grandes tapes dans le dos. Nous recevons également le major écossais Mac Pherson, chargé par l'état-major interallié de la coordination des opérations en Auvergne et dont l'activité inlassable va se manifester très heureusement. Il parcourra, avec un mépris total du danger, des milliers de kilomètres, établira des contacts jusqu'en Dordogne. Il descendit en parachute avec son kilt, ce qui fit dire au camarade qui le reçut : "non de D..., une femme !" Évidemment, nous qui rencontrions assez peu pour qu'il puisse paraître surprenant d'en recevoir du ciel '. Avec un flegme qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses origines, le major répondit simple ment : "Pardon, je suis Ecossais." Avec lui, nous arrive son second, le lieutenant Michel de Bourbon, grand gars efflanqué, tout jeune, à qui la vie militaire semble avoir enlevé toute trace de ses origines nobles, et qui juré comme un portefaix; au demeurant, parfaitement sympathique.

Pendant ces premières journées fiévreuses d'après le débarquement, notre stock de matériel, heureusement fond rapidement. Les parachutages d'Avril et de Mai n'ont pas été répartis par suite d'un manque de liaison avec Toulouse; au début de Juin, nos bois abritaient près de trente tonnes d'aines et d'accessoires de sabotage; cela représentait une lourde responsabilité; mais tous les tas de containers étaient minés et s'il avait pris fantaisie à l'occupant de nous rendre visite, il n'aurait pu récupérer que quelques bouts de ferraille pulvérisés. Pourquoi n'est-il jamais venu ? C'est un mystère qui n'a pas été éclairci. Il connaissait certainement l'existence de Chénier et devait se rendre compte du potentiel offensif et défensif que représentait le terrain. Peut-être nous croyait-il plus nombreux, peut-être était-il occupé par ailleurs. Quoi qu'il en soit, c'est avec un réel soulagement que nous avons vu arriver les camions du Lot et de la Corrèze, drapeaux déployés eux aussi, qui repartaient allègrement, remplis de leur lourde cargaison. Nous avons commencé alors à respirer l'air de la France Libre. Tout ce trafic sur les routes, tous ces véhicules qui traversaient bourgs et villages, étendards au vent, aux applaudissements des populations, tout cet enthousiasme, et cette collusion des maquisards et des civils, nous montraient que les aires de la liberté s'élargissaient, s'unissaient; nos bois n'étaient plus un repaire isolé; qu'ils gardent notre reconnaissance de nous avoir si bien protégés. J'ai souvenance du spectacle, combien hostile à celui qui n'en connaissait pas les mille détours, de ces masses sombres séparées par des vallons tortueux, éraflés au passage par de lourds nuages courant au gré du vent. Vision désolée et rassurante à la fois.

L'arrivée des parachutistes a donné une importance particulière à notre camp. Après la magnifique réception de matériel fin Janvier, celle des hommes achève de consacrer "Chénier". Néanmoins, nous aspirons, au milieu de cette activité fébrile, à ne plus être liés au terrain; nous ne voulons pas faire figure de planqués. Aussi, suivons-nous avec grand intérêt le travail de réorganisation des équipes qui se poursuit entre le commandant Mac Pherson, André et Bernard. Ainsi, à peine deux semaines après le débarquement, est formé le commando André, corps franc placé sous la direction du major écossais et commandé directement par le sympathique parachutiste qui est descendu pendant la nuit du débarquement. Quatre sections sont mises sur pied, composées dans leur grande majorité par les jeunes paysans des environs qui ont rallié le maquis dès le lendemain du 6 Juin et à qui nous devons toute notre admiration. Rien, sinon la notion de leur devoir, ne les obligeait à venir parmi nous : ils étaient en lieu sûr, dans leurs fermes, le plus souvent isolées parmi les bois et les prés, et cependant, très peu sont restés chez eux. Bel exemple pour les citadins qui, dans des conditions de sécurité plus précaires ont préféré rester hors de l'action. Qu'ils n'aient pas participé à la libération de leur pays, qu'ils aient dû rester spectateurs, et non acteurs de ce grand mouvement d'enthousiasme qui a déferlé sur la France en Août, s'ils ont un certain sens de leur responsabilité sociale, aura été leur suffisante punition. Les quatre équipes du commando se constituent dans les bois de la Luzette, autour d'une ferme abandonnée, à quelques centaines de mètres seulement de la Fombelle où stationne le matériel auto, ce qui d'ailleurs, va occasionner bien des points de friction, car les voitures nécessaires à notre action ne seront pas toujours mises à notre disposition avec la célérité indispensable à la réussite de nos embuscades. Sous l'impulsion énergique d'André, Breton jeune et volontaire, nous allons recevoir une instruction rapide et complète, aussi bien théorique que pratique. Les manoeuvres dans les bois, où, séparés en deux camps, nous cherchons à nous surprendre et à nous faire des prisonniers, ont eu bien plus l'aspect d'un jeu que d'une corvée militaire; l'esprit de caserne, nous ne l'aurons heureusement pas connu; et autant que les méthodes, l'idéal était supérieur!

C'est ainsi maintenant plus d'une centaine d'hommes qui sont réunis à la fois à la Fombelle et à la Luzette. Le ravitaillement est parfaitement organisé; des camions vont jusqu'à Saint-Céré chercher fruits et légumes et alimentent également la population civile. L'appareil vichyssois s'écroule peu à peu et dans toutes les régions de France, les mêmes opérations se reproduisent. Un gros rassemblement est effectué à une vingtaine de kilomètres, au moulin de la Ressègue, un autre au barrage de Saint-Etienne-Cantalès, dont le général de Gaulle a pu dire en l'inaugurant, qu'il avait été le barrage de la Résistance; que l'on connaisse par exemple ce détail amusant : le barrage ne devait pas fonctionner pour les Allemands et tout été mis en oeuvre pour retarder l'achèvement : une turbine a été mise en place en un mois, mais une fois le travail terminé, on s'est aperçu qu'elle était à l'envers... L'ingénieur, qui dirigeait, en même temps que les travaux, la Résistance, a été tué stupidement en haute Auvergne, surpris par l'arrivée inopinée de l'ennemi.

La seconde guerre