cp

Retraité, hors du temps, Il découvre qu’il est séropositif. Est-ce lui le responsable ? Sa compagne ? Ils doivent retrouver leurs anciens conjoints et les autres contaminés possibles de leur passé. Cette recherche va bouleverser des vies.

PositifPositif !

Positif !

Je salue l’océan qui se précipite dans le gouffre de la Pointe au sel. Les souffleurs lancent vers le ciel leurs nuages de gouttelettes. J’attends la vague suivante qui recouvrira la roche noire en bousculant les milliers de poissons grimpeurs accrochés au basalte. Rien n’empêchera le rouleau de courir là-bas, jusqu’à la plage de Saint-Leu.

Positif ! Je le répète au paille-en-queue volant tout là-haut.

Je suis bien.

Le soleil baigne mon dos et continue de chauffer le banc de pierre.

Je me laisse bercer.

Seul.

J’aperçois les apprentis surfeurs tentant de chevaucher la vague trop molle. Quelques tâches vertes et rouges dansent dans le ciel au-dessus de la Pointe des Châteaux. La petite brise caressant mon visage convient aux parapentistes.


Positif.


Je le crie pour imposer ce mot au calme environnant.

Il ne se passe rien.

Je ne sens que la paix des éléments. Leur force me pénètre.

Ce mot n’a aucun sens ici. Je n’ai pas besoin de positiver puisque rien de négatif ne m’effleure.

Je déchire le papier, serré dans ma main depuis mon départ du cabinet médical. Les confettis se nichent dans les rochers et se mêlent à l’écume.

« Je ne sais comment vous dire… »

« Alors dîtes-le simplement. Quoi que ce soit, je veux le savoir. »


Le médecin s’est assis. Il a pris cette feuille que je viens de déchirer, en faisant mine de lire ce qu’il savait très bien :

« J’ai demandé confirmation de ce résultat. Il n’y a, hélas, aucun doute : il est positif. »

« Vous voulez dire que je suis séropositif ? Que j’ai le Sida ?

« Oh ! Non ! Bien sûr que non ! Tous les séropositifs ne déclarent pas un Sida. Certains cas… »

« D’accord. Je sais. Dois-je faire quelque chose de particulier ? » Nous allons préciser les analyses pour adapter au mieux le traitement. Savez-vous à quel moment remonte votre infection ? »

« Bonne question. Faudrait-il que je sache qui est à l’origine… »

Je me suis tu.

Carine.

Ce ne peut-être que Carine.

« Combien de temps faut-il pour transmettre ce virus ? »

« Personne en ne le sait. Dans certains cas un seul rapport est contaminant. Pour d’autres, des mois de relations ne suffisent pas. Il serait souhaitable que vous informiez les partenaires que vous soupçonnez pour qu’elles prennent des précautions et pensent à se soigner. »

« Vous avez de ces mots ! Soupçonner… mes partenaires… je ne vais quand même pas déclencher une enquête de police ! »

« La Loi l’interdit. Pensez que l’épidémie s’étend à cause de tous ceux qui ignorent leur séropositivité, continuant à avoir des relations non protégées. »

« Vous avez raison. Je reviendrai vous voir. »

« Ne tardez pas. Nous parlerons. La recherche a fait de grands progrès. Certains séropositifs vivent depuis des années sans… »

« Merci Docteur. Je n’ai pas besoin que vous me remontiez le moral. Tout va bien. J’ai juste besoin d’un peu de temps. »

Tout va bien !

Je viens d’apprendre que j’ai le Sida et je dis « tout va bien » au médecin qui m’apporte la nouvelle.

C’est vrai que tout va bien. Comme si cela ne me concernait pas. Comme si…


Carine !

Comment va-t-elle réagir ?

Nous avons souvent évoqué la mort. Nous partageons la conviction que cette fin a peu d’importance si elle se fait vite et sans souffrance. Nous en parlions. Là, il s’agit de l’approcher réellement.

C’est tellement étonnant. Mon esprit l’admet malgré la disparition des résultats de l’analyse, mais je n’arrive pas à m’en persuader.

J’ai eu peur pour mon fils. Á son âge… avec la vie qu’il mène…les rencontres… Mais moi ! Bien sûr je préfère que ce soit moi. Ma vie est passée pour la plus grande part, alors que lui…

Soixante et un ans.

Séropositif à soixante et un ans ! Je ne sais pas s’il existe des statistiques. Je ne tiens pas à entrer dans le livre des records. Je ne fais quand même pas partie des populations à risque.

Un chien vient quémander un peu de nourriture.

C’est une des plaies de cette belle île. Chaque famille a au moins un chien. Á chaque naissance on en garde un de plus. On les perd. Ils croissent et se multiplient en liberté. Ils se font écraser sur les routes qu’ils empestent des odeurs insoutenables de cadavres pourrissants. Ils errent en bandes peureuses et efflanquées. Ils « font leur travail de chien » en aboyant jour et nuit. La nuit surtout, leurs hurlements sont insupportables.

J’aimais les chiens, mais là j’ai atteint l’overdose.

Overdose !

Je ne me pique pas. Je suis hétérosexuel. Je n’ai pas eu des partenaires multiples, et pourtant…

Carine !

Il faut que je lui dise. Elle doit s’inquiéter de mon retard. Depuis près de deux ans nous ne nous quittons jamais plus d’un quart d’heure. Nous avons fait ce choix de tout vivre ensemble. Nous avons décidé de ne pas renouveler les émiettements antérieurs. Notre relation est la priorité intégrale. Comme nous sommes aussi entiers l’un que l’autre, cette détermination n’a pas faibli.

Elle surveille sûrement la route, imaginant peut-être un accident. Que deviendrait-elle s’il m’arrivait quelque chose ?

Je ris.

Le chien sursaute et part dans les buissons. Il a compris que j’étais fou. Rire seul est un signe évident de dérangement mental, mais que dire de celui qui rit seul alors qu’il vient d’être informé qu’il est porteur d’une maladie mortelle ?

Mon rire n’est ni nerveux ni angoissé. Je ris joyeusement : « s’il m’arrivait quelque chose ! » Mais il m’arrive quelque chose. Une toute petite chose.

Je parcours les trois ou quatre cents mètres du chemin défoncé avant de retrouver la voiture. Une fois encore j’apprécie le paysage. Dans les pentes brûlées par le soleil qui se jettent dans l’océan Indien, le noir des rochers ponctue le jaune presque blanc des hautes herbes d’où émergent, de ci de là, un arbre ou une case en tôle.

Je ralentis, en passant sous le flamboyant devenu une énorme fleur rouge, pour voir une fois encore le cimetière blanc de ses frangipaniers. Il me semble même que leur parfum entêtant emplit la voiture.

Je gare la voiture et dépose le pain dans la cuisine.

Carine ne s’impatientait pas. C’est donc qu’elle est plongée dans un roman. Allongée dans la balancelle sous le palmier, le livre retourné sur les genoux, elle me sourit.

« Tu m’avais abandonnée pour admirer les belles filles sur la plage. Tu avais du mal à les quitter pour revenir vers ta vieille compagne. »

Je lui prends la main et pose un baiser sur ses lèvres.

Son sourire s’efface et son regard devient plus attentif.

« Les résultats de la prise de sang ? »

« Ils n’étaient pas au laboratoire ? J’ai dû passer chez le médecin. »

« Pour quelle raison ? »

« Il va falloir que tu fasses un contrôle. Je suis séropositif. »

Nos yeux ne se quittent pas. Nous nous connaissons si bien.

« Nous allons savoir si la mort n’a vraiment pas d’importance. Mais c’est moi qui t’ai apporté… »

« Pourquoi dis-tu ça ? Il se peut que tu ne sois pas infectée. »

« Ah ! Ça non alors ! N’y compte pas ! Nous avons décidé de tout partager ! Je ne te laisserai pas profiter seul de cette expérience ! Tous ces moments de bonheur depuis deux ans devraient suffire pour que ce virus nous soit commun. Sinon la maladie ne s’étendrait pas à la vitesse où elle le fait. »

Elle quitte mes bras pour répéter : « Il est évident que c’est moi. Tu te souviens… »

 


1 21


« Attendons d’être sûrs. Pour l’instant c’est moi seul… »

« Allez ! Viens ! Allons au laboratoire. »

« Il faut une prescription médicale. »

« Parce que ce médecin n’a pas fait le nécessaire ! Il n’est vraiment pas très performant ! »

« Il voulait te voir. Aucune obligation n’est faite à un séropositif d’informer son conjoint ou son partenaire. «

« Et bien il va me voir. Si nous y allons maintenant, nous n’attendrons pas. Nous serons de retour pour le déjeuner. »

« Pourquoi se hâter ? Tu penses au repas et, en même temps tu veux tout bousculer. »

« Je ne supporte pas que nous ne partagions pas tout. Sidaïque si tu veux l’être, mais avec moi ! »

« Pour l’instant je ne suis que Séropositif. Quoi qu’il en soit il faut être à jeun pour la prise de sang. »

« Je suis restée au lit plus longtemps puisque tu n’étais pas là pour m’apporter mon jus de fruits, mon café et mon pain grillé. Quand je me suis levée je n’avais pas faim. »

Elle range son livre, ferme les portes et vient vers moi comme si rien ne s’était passé. Comme si nous allions à la plage. »

Elle rit : « je vois un avantage à cette nouvelle situation : il n’est plus question de mariage. Puisque je ne te survivrai pas, nous n’avons pas besoin de penser à mes vieux jours. »

« Je peux mourir le premier. »

« Nous mourrons ensemble. Je ne veux pas te voir souffrir. Je ne veux pas souffrir non plus. »

« Je n’étais pas allé si loin. Tu as raison. Nous partirons ensemble. Mais c’est injuste. Tu as vécu tellement moins que moi. »

« Si on compte les années. Mais j’ai bien vécu. Et c’est moi qui apporte cette fin. »

« Nous n’en savons rien. »

« Je le sais. Toi aussi. Tu te souviens de ce garçon. C’était tellement peu important. Avec la vie qu’il menait, j’aurais pu être prudente. Il faudra que je l’informe. Il pourrait en contaminer d’autres. Peut-être l’a-t-il déjà fait. »

« Nous devrons avertir nos anciens conjoints. Ce sera un moment peu agréable à passer. Nous écrirons… »

Le rire de Carine tinte à nouveau : »nous leur devons quand même plus que ça. Il faudra les voir. »

Elle a raison. Il va falloir repartir en Métropole. Les affronter. Retrouver le regard des autres. Nous verrons aussi les petits. Pour la dernière fois peut-être.

Le médecin nous reçoit immédiatement.

« Bonjour madame. Je comprends votre inquiétude. Si vous… »

« Je ne suis pas inquiète. Je veux avoir confirmation de ma séropositivité. »

« Mais ce n’est pas certain. Seule la prise de sang... »

Le rire de Carine surprend le praticien.

« Vous voulez parier ? Une bouteille de champagne ? Vous savez bien que je suis séropositive. C’est même moi qui ai contaminé Roland. »

« Je vais vous examiner… »

« Plus tard. Je veux aller au laboratoire. »

Le médecin s’enfonce dans son fauteuil. Il s’impatiente de ne pas garder la maîtrise des événements.



2 22

« S’il vous plaît » reprend Carine « pourriez-vous ajouter que les résultats doivent m’être communiqués directement ? »

«  L’habitude… Ils ne vont peut-être pas accepter. »

« Si vous voulez bien le préciser sur l’ordonnance. Peut-être accepteriez-vous de le confirmer par téléphone ? »

« De toutes façons vous devrez attendre demain matin puisqu’il faut que vous soyez à jeun. »

« Merci Docteur. Á bientôt » dit Carine sans vouloir contrarier plus le médecin en l’informant du fait que nous pouvons aller directement au laboratoire. La secrétaire nous regarde passer alors que Carine rit une fois encore.

« Le pauvre. Il est en état de choc. »

« Attends. Je règle. »

« Mais non. Il n’avait qu’à te donner l’ordonnance tout à l’heure. Nous n’aurions pas eu à nous déplacer. »

« Tu es redoutable. »

« Vingt années de vente m’ont appris les relations commerciales. Nous sommes les clients. Qu’il s’agisse de chaussures ou de soins médicaux, le client est roi. S’il le veut. Aujourd’hui j’ai envie d’être reine. Souviens-toi que nos jours sont comptés. Nous n’avons plus le temps de subir les usages ridicules ni les petits pouvoirs des uns ou des autres. »

Je lui ôte la clé alors qu’elle ouvre la voiture.

« D’accord Madame. Mais c’est moi qui conduis. Je ne tiens pas à ce que nos heurtions un arbre ou que nous sautions dans l’océan sous prétexte que le temps nous est compté. Il l’est d’ailleurs depuis notre naissance puisque la vie est la plus terrible des MST, mortelle à tous les coups, ainsi que l’a dit un humoriste. »

La main de Carine effleure mon cou pendant que nous longeons la côte.

Le paysage retrouve la beauté de nos premiers jours sur l’île.

Elle murmure : « nous avons bien fait de venir. Cette année a été merveilleuse. Nous reviendrons n’est-ce pas ? »

« Si tu le veux. »

Je n’avais pas pensé si loin. Quand nous aurons revu tout le monde et fait nos adieux, cet éloignement préparera l’ultime séparation.

« Crois-tu que le laboratoire est ouvert à l’heure du déjeuner ? »

« Oui, pour les gens quittant leur travail. »

Dans la salle d’attente, Carine prend ma main. Nous évitons d’habitude ces gestes en public. Aujourd’hui c’est différent. L’excitation de Carine cache mal son inquiétude.

La fraîcheur du lieu est agréable en ce début décembre de l’été austral.

Carine revient.

« Nous aurons le résultat en fin d’après-midi. »

« Si vite ? »

« J’ai juste insisté un peu » dit-elle en laissant éclater son rire qui fait lever la tête des deux jeunes Malbares affairées derrière leur écran d’ordinateur.

La chaleur s’abat sur nous soudainement même si la voiture était à l’ombre d’un bougainvillier.

« Puisque Madame est satisfaite après tous ses scandales, je propose à Madame de déguster des samoussas au camion. Á moins que tu préfères manger chinois ? »

« Allons au camion bar. Nous serons bien sous les filaos. »

Je pose les samoussas, un sandwich et deux Perrier sur la table de pique-nique posée face à l’océan. C’est l’heure calme. Aucun véhicule ne circule. Personne n’est sur la plage voisine.

L’île est à nous.

« Tu as bien fait. Nous sommes mieux là qu’à la maison.» Dit Carine un long moment plus tard.

« Et si nous allions à l’Étang Salé ? »

« Oui. Ça nous fera du bien de marcher. »

Vivant au même rythme, nous n’avons aucun désaccord si ce n’est pour la télévision : je n’aime que le sport, les informations et les débats. Carine n’apprécie que les fictions et les variétés. J’ai de plus en plus la certitude de perdre ma vie dans les films prédigérés par des industriels, alors que le monde ouvert m’apporte des occasions de connaissance et me permet de progresser.

 

 

. Je peux apprécier la superbe vue depuis cette route bâtie au plus près des vagues. Si près que les embruns recouvrent souvent la voiture.

Ma main caresse la peau de celle qui m’est plus indispensable que l’air et l’eau. Sans elle je serais seul. Je ne saurais pas vivre seul.

« Je suis bien. »

Nous rions d’avoir dit en même temps ces trois mots.

« Il suffit de peu de choses pour nous rendre heureux. Quelques samoussas ou un sandwich, un peu d’eau gazeuse, une île tropicale, et… »

« Et la certitude de mourir bientôt » murmure Carine avant de retrouver son rire. Ce rire que j’entendais si souvent au début de notre vie commune et qui devient plus rare. Comme si sa joie s’affadissait au rythme du quotidien.

« Serions-nous ainsi fait que nous ayons besoin de ruptures et de catastrophes pour apprécier le bonheur ? »

« Peut-être » répond Carine « d’autres aiment peut- être savourer les instants paisibles et atteindre la béatitude. Nous sommes trop actifs, heureux dans les changements qui nous forcent à nous adapter. »

Laissant les chaussures dans le coffre, nous traversons la bordure de filaos en nous piquant sur les pommes tombées du résineux.

Nous restons à la limite du soleil.

La houle s’est formée et les vagues déferlent violemment, emportant quelques baigneurs qui jouent à se laisser rouler. De rares touristes brûlent, allongés sur le sable noir venu du basalte volcanique. La plage offre en vain on arc de deux kilomètres. Les baigneurs préfèrent s’agglutiner sur le sable blanc de Saint-Gilles. Il est vrai que l’absence de barrière de corail laisse déferler les grosses vagues. Rien n’arrête les requins.

Nous venons là souvent pour marcher ou courir. Carine n’aime pas la violence des rouleaux. Elle avance sur le sable et crie : « ça brûle ! »

Je cours de plus en plus vite jusqu’à l’océan dont la fraîcheur relative efface la brûlure de mes pieds.

Carine arrive à son tour en riant. « Dix mètres de plus et je hurlais. Quand je pense aux Tamouls qui marchent tranquillement sur le feu ! »

Nous avançons en gardant les pieds dans l’eau. Le vent apporte de fines gouttelettes rafraîchissantes et des grains de sable piquants.

Il ne peut rien nous arriver.

Nous allons main dans la main.

Ensemble.

Les poissons grimpeurs tapissent les rochers qui limitent la plage. Ils résistent aux vagues et au vent. Plus peureux, les crabes s’enfuient en nous voyant.

Nous restons là longtemps. Apaisés. Heureux.

Deux chiens qui se disputent une poule sans tête nous arrachent à la paix.

Encore un sacrifice. Quelqu’un est venu rompre ou jeter un sort.

Á quelques pas, une bouteille et trois paires de ciseaux trônent au milieu de fleurs.

Á chacun sa superstition. D’autres vont s’agenouiller au-dessous d’une croix ou se prosterner à heures fixes en direction du soleil levant.

Nous n’avons pas besoin de parler. Certains de penser les mêmes mots.

Nous reprenons notre marche plus rapide qu’à l’aller.

« Il te tarde de savoir. »

« Oui. Et pourtant je suis certaine du résultat. »

« Allons jusqu’à Saint-Pierre. Nous retiendrons les billets pour l’avion. »

La route s’éloigne de l’océan, nous laissant découvrir le Dimitile et les Makes.

« Nous approchons de Saint-Pierre » dit Carine en riant.

Nos pensées ont pris le même chemin.

« Pour des athées venant d’apprendre qu’ils approchent de la mort, c’est amusant d’approcher du gardien du paradis. »

« Ne rêve pas. Tu ne seras pas à la droite de dieu. Juste dans la fraîcheur d’une agence de voyages climatisée.

Les billets sont retenus. Nous partirons dans trois jours.

 

 

 

 


Dernières journées Réunionnaises.


Les sommets qui ferment le cirque de Cilaos se découvrent par instant des brumes de l’après-midi. En franchissant la Rivière Étienne, nous admirons la queue de cheval de la cascade bondissant de la centrale électrique du pont de l’Entre-Deux.

Nous allons partir.

Je retrouve l’attrait des premiers jours pour ces paysages qui devenaient habituels.

« C’est peut-être la dernière fois » murmure Carine.

Je pose ma main sur sa cuisse brunie par une année de soleil tropical.

Elle roule plus lentement qu’à son habitude. Elle ne proteste pas contre ceux qui restent au milieu de la chaussée, refusant le passage. Elle est moins sereine qu’elle ne le dit.

« Tu vois comme je roule ? Est-ce qu’au fond j’ai peur de savoir ? Je suis sûre d’être séropositive moi aussi. Je n’ai pas peur de mourir, et… »

« Et le vieil animal qui nous habite depuis des millénaires en ayant résisté à toutes les épidémies, les famines et les guerres, ce vieil animal logé au plus profond de nos cerveaux a peur. C’est lui qui gouverne nos instincts et nos réflexes. Même sans notre accord il est prêt à se battre. »

« Je saurai lui montrer qui commande ! »

Carine retrouve la vivacité de sa conduite.

Tout ne sera pas aussi facile que nous faisons semblant de le croire.


Le directeur du laboratoire nous reçoit.

Madame Delsuc, si vous voulez bien me suivre. »

Comme je m’avance, il dit : « excusez-moi monsieur. Je dois m’entretenir avec madame seule. »

« Mais non ! » Intervient Carine « Roland sait depuis ce matin qu’il est séropositif. Il n’y a aucune raison pour que nous ne restions pas ensemble. »

« Très bien. C’est inhabituel, mais si vous y tenez. »

Nous nous asseyons dans des fauteuils luxueux.

« Nous n’avons pas l’habitude de donner de tels résultats aux malades. Le docteur O’Coq m’a demandé de vous informer… »

« Nous savons ce qu’est le Sida. Nous voulions simplement avoir confirmation de ma séropositivité. »

« En effet, les résultats…Mais l’évolution est très différente selon les cas… »

Carine se lève. « Bien. Me voilà informée. Je ne souhaite pas vous faire perdre un temps qui sera utile pour d’autres. Nous allons organiser une petite fête. Je vous remercie de bien vouloir me donner le relevé des résultats. »

Le directeur se lève à son tour. Il est déstabilisé. Á quoi sert son beau bureau ? Que représente sa fonction si les malades se permettent de le bousculer ?

Nous retrouvons la chaleur de la rue, riant comme deux gamins auteurs d’une farce.

« Tu as parlé de fête ? »

« C’était juste pour ennuyer le grand chef… »

« Tant Pis ! Tu l’as dit. Allons faire les achats. »

Nous reprenons la route de Saint-Gilles. Nous trouverons ce qui nous est nécessaire au « Champion » de l’Hermitage.

Quand elle arrête la voiture sur le parking du supermarché, je dis : « s’il te plaît, ouvre cette enveloppe. Je veux lire le résultat. »

Elle déplie la feuille : « positif. Tu espérais avoir une particularité ? C’est manqué. Tu as juste quelques heures d’avance pour l’information. »

Nos mains se retrouvent. Carine reprend, la voix plus sourde : « comme j’ai eu quelques mois d’avance dans la contamination. Si tu étais venu plus tôt… »

« Mais c’est peut-être moi… »

« Tu sais que non. La seule rencontre à risque, c’est moi qui l’ai faite. C’était tellement stupide. »

« Rien n’est jamais aussi simple. Il a été le révélateur. C’est lui qui ‘a conduite à regarder autour de toi. Sans lui tu n’aurais peut-être pas pris la décision de partir. Il t’a fait comprendre que tu ne voulais pas devenir la bourgeoise collectionneuse d’aventures. »

« La bourgeoise! Sois correct je te prie ! Tu as sans doute raison. C’était tellement nul que j’ai décidé de changer de vie. »

« Pourrons-nous le retrouver ? Il faut le lui dire. Pour lui et pour les autres. »

« Il venait de quitter une de mes amies après une liaison de quelques mois. Elle sait probablement où le joindre. Je retrouverai l’orchestre dans lequel il jouait.»

«  Ton amie est concernée elle aussi. Te rends-tu compte de la chaîne ? »


Nous apprécions la fraîcheur du magasin. Nous emportons le champagne, le foie gras et les crevettes constituant nos menus de fête. Depuis notre première soirée, ces trois ingrédients sont indispensables et suffisants.

La caissière qui nous voit souriants et heureux sourit en nous regardant nous éloigner enlacés.

Carine lance son rire qui déride les clients dans un rayon de dix mètres.

Nos mains se retrouvent sur le chariot. Je suis certain que c’est la même pensée qui nous vient. Je dis : « oui. Ce sera comme ça. »

Elle aussi a pensé à notre dernier soir.

Le soleil illumine la bande de nuages posée sur l’océan avant son brutal plongeon. Nous nous arrêtons à la Pointe des Châteaux pour admirer les couleurs mourantes.

« Nous avons de la chance » dit Carine « tant de gens n’aurons jamais vu ces somptueux couchers de soleil sous les tropiques. »

« Et tant de gens sont là qui ne le voient pas. »

« Il faut être deux pour donner un sens aux couchers de soleil. »

« Comme pour le champagne. Comme pour la vie. »

Ces quatre derniers mots nous sont venus en même temps.

 

 

 

 

Je rentre la voiture et ferme portail et volets pendant que Carine prépare notre soirée.

Trois des bougies, stockées depuis le cyclone, éclairent la table basse où sont disposés crevettes et foie gras. Les autres éclairent la mezzanine et l’escalier.

Le champagne fraîchit dans la cocotte minute emplie d’eau et de glaçons.

« Monsieur est servi. Pendant qu’il ouvre la bouteille, la soubrette file à la douche. »

Quelques minutes plus tard, je tends la serviette à Carine et prends sa place sous l’eau qui ne parvient pas à être froide.

Nous nous installons dans nos fauteuils, vêtus des mêmes longs tee-shirts.

Comme deux adolescents amoureux, chacun décortique les crevettes qu’il offre. Nous dégustons les toasts de foie gras en buvant dans le même verre.

Heureux !

On peut être heureux loin de tout, sans meubles ni bibelots, sans appareils électroniques… dans le dénuement…en se sachant condamné.

« Ensemble. »

Nous avons dit le même mot concluant des pensées communes.

« Est-ce que ça aurait duré ? Est-ce que le miracle sans cesse renouvelé d’un accord permanent aurait passé les années ? » Murmure Carine. « L’usure de l’habitude n’aurait-elle pas effacé peu à peu cette communion ? »

« Je veux croire que non. Nous savons combien cette chance que nous avons eue de nous trouver mérite d’attention et de soins. Nous ne le saurons pas. Pour moi ce n’est pas grave. J’avais déjà vécu. Je n’aurai pas à me replier doucement ni à affronter …Mais toi ! C’est trop injuste ! »

Ses lèvres me font taire.

Nous abandonnons les restes de notre festin.

Les chiens peuvent bien hurler sans fin.

Nous sommes accrochés l’un à l’autre comme des naufragés touchant enfin la côte.

Pour toujours.

Jamais seuls.

Après le long moment de passion et de tendresse qui nous a unis je m’endors.

Quatre heures.

La main de Carine cherche la mienne.

« Tu es réveillée depuis longtemps ? »

« Si nous allions faire une dernière balade ? »

Je saute hors du lit : « je suis déjà en route. »

Tout est calme.

Je mets de l’eau, deux pommes et des gâteaux dans nos sacs de ceinture pendant que Carine prépare les petits déjeuners.


Dès que nous arrivons au-dessus de Saint-Louis nous apercevons les hauts du Dimitile et le volcan.

« Le Piton des Neiges ou le Volcan ? »

« Le Piton si tu veux bien. Nous reverrons Cilaos et sa route surprenante. »

Le ciel s’éclaire peu à peu alors que nous suivons le Bras de Cilaos.

Je dis : « tu as fait le bon choix. Ce dernier souvenir de l’île restera aussi longtemps que… »

La main de Carine se pose sur mon cou.

Cette route de fin du monde, errant entre précipices et rochers, convient à nos sentiments.

Nous sommes seuls. Personne ne nous suit. Nous ne croisons aucune voiture.

J’éteins les phares à la sortie du tunnel pour apprécier l’exceptionnel panorama. Les sommets sont découpés par la clarté précédant le lever du soleil. Des lucioles signalent les îlets, tout en bas dans le noir.

Plus qu’un cirque c’est un immense cratère. Plus beau encore que Mafate l’inaccessible.

« Nous sommes à l’abri. Ces murailles… les milliers de kilomètres d’océan…rien ne peut nous arriver » dit Carine en portant ma main à ses lèvres.

 

 

 

 

Il fait jour quand nous traversons Cilaos. Les chiens disent la fin de leurs angoisses aux coqs dont les chants déchirent le matin. Les volets s’ouvrent. Les créoles n’aiment pas la nuit. Enfermés au coucher du soleil ils sortent aux premières lueurs.

Je gare la voiture sous les grands résineux. C’est le Bloc, le début du chemin. Á plus de mille mètres d’altitude, il fait frais. Nos coupe-vent seront utiles.

Carine part la première. Nous avançons vivement. Cette sortie est un adieu en même temps qu’un test. Est-ce que la maladie nous affaiblit déjà ? Pourrons-nous résister ?

Carine se retourne : « stop ! Péage ! »

Un baiser nous rassure.

Nous reprenons notre souffle.

« Tu démarres toujours trop vite. Laisse-nous le temps de nous échauffer. Mes vieux muscles ont besoin d’être ménagés. »

« Tu pensais aux virus. C’est encore trop tôt. Seule la paresse qui avait ralenti notre activité physique sera une excuse pour notre essoufflement et notre fatigue musculaire. »

« Parce que la paresse est une excuse ? Je croyais que c’était un des péchés capitaux ? …C’est vrai que je pensais à notre affaiblissement prochain. »

« Nous étions déjà plus faibles. Tu ne cours plus les terrains avec ton équipe de rugby. Quant à moi, il est heureux qu’aucun chronométreur ne relève mes temps de nageuse au ralenti. »

« D’accord. Je suis vieux. Je vais quand même essayer d’atteindre le refuge. Tu pourras m’y laisser. Les touristes me donneront bien un peu de pain. »

Le soleil éclaire le Dimitile jusqu’au Grand Bénard. Les Salazes se dessinent sur le ciel au-dessus de Mafate.

Main dans la main nous contemplons les à pics adoucis et protégés par la végétation.

Je prends la tête. Nos regards se cherchent à chacun des virages du sentier. Nos respirations se rythment. Nous avançons sans à coups.

« J’ai soif ! »

Nous nous asseyons pour croquer une pomme. Depuis une heure et demie nous progressons sur le sentier fait de gros blocs créant le difficile escalier. Le pull rejoint le K-Way autour de notre taille.

« Nous avançons bien pour de grands malades » rit Carine.

« C’est peut-être au retour que je m’effondrerai. Tu iras cherche les secours et je rentrerai en hélicoptère. »

« Certainement pas. C’est un trop bel endroit pour… »

« Oui. Il me suffirait d’avancer au bout du rocher… Mais je compliquerais la vie de ceux qui se croiraient obligés d’aller à la recherche de mes débris dans la pente. Je trouverai mieux. »

« Nous trouverons mieux. Ce jour-là nous serons ensemble. »

Je suis avec plaisir les fines jambes bronzées de Carine.

« C’est drôlement plus facile de monter derrière toi. Il me vient même de drôles de pensées. »

« Garde ton souffle. Nous verrons bien au retour si tu as encore de l’énergie. »

La chapelle accueillant les offrandes dépassée, nous atteignons le col.

Pas un nuage ni un filet de brume. Le vent glacé qui passe la crête empêche l’éblouissant soleil de nous réchauffer. Nous enfilons pulls et K-Way avant de boire et grignoter un gâteau. Nous nous reposons un peu, assis l’un contre l’autre, pour contempler ensemble le cirque.

« J’aurai bien vécu. »

Une fois encore, c'est en même temps que nous avons prononcé les quatre mots. Enlacés et silencieux, nous ne pensons plus. Ce qui nous entoure est si solide et rassurant. Éternel. Qu’est une vie humaine en regard des millions d’années qui ont permis au volcan de sculpter ces paysages ? Combien d’hommes et de femmes ont aimé, souffert et travaillé qui ne sont plus depuis longtemps ?

Un baiser donne le signal du départ.

Le filet d’eau s’échappant d’une source franchi, nous entreprenons la dernière ascension. Des cailloux roulent sous nos pieds. Plus rien n’arrête nos regards vers Cilaos et la Plaine des Cafres jusqu’à l’océan.

Nous croisons des randonneurs qui descendent après avoir passé la nuit au refuge. Ils ont admiré le lever du soleil depuis le sommet. Ils disent le moment exceptionnel qu’ils ont vécu après la dernière montée à la lampe.

Notre allure ne faiblit pas malgré la raideur de la pente. Deux jeunes hommes chargés de gros sacs à dos nous dépassent pourtant.

 

 

Fondus dans ces visions merveilleuses, nous sommes hors du temps et de nous-mêmes.

Le sol devient une sorte de gravier rouge glissant sous nos semelles.

Á court de respiration, je ralentis.

Carine se retourne et s’inquiète : Ça ne va pas ? »

« Je n’ai plus d’air. Je suis incapable d’aller plus vite. »

J’éprouve une curieuse sensation de faiblesse générale. Comme si tous mes muscles mollissaient en même temps alors que mon cœur accélère ses battements.

Déjà l’effet du Sida ? Je serais diminué par la maladie ? Que sera l’étape suivante ? Á quelle vitesse tout va-t-il ?... »

« Ça va mieux. » Dis-je pour rassurer Carine.

Nous avançons lentement. Nous rejoignons un des jeunes gens qui nous ont dépassés. Il est adossé à un rocher, les deux mains comprimant sa taille.

« C’est l’altitude. Chaque fois c’est pareil et toujours au même endroit. Je n’ai plus de force. L’oxygène me manque. Alors que mon ami est très à l’aise, je reste là bloqué. Á peine trois mille mètres. Je ferais un piètre alpiniste. »

Je ris, rassuré. « Je sentais moi aussi mes forces me lâcher sans en comprendre la cause. »

«Il suffit d’attendre un peu, puis d’aller doucement. Vous verrez qu’au retour, tout redeviendra normal quand vous serez au même niveau. D’autres sont touchés plus bas. »

« Merci. Vous me rassurez. »

Un peu plus loin, la main de Carine prend la mienne quand elle m’interroge : « tu as cru que c’était… »

« Oui. J’ai pensé au Sida. Tu cherchais peut-être aussi des symptômes chez toi. »

« Je me disais que j’étais atteinte depuis plus longtemps que toi et que j’aurais dû… »

« Tu es plus jeune. La maladie agit sans doute plus lentement. »

« Nous n’en savons rien. Nous étudierons les facteurs qui peuvent accélérer ou ralentir sa progression. »

« Le sommet nous attend. Regarde. Les nuages montent de Salazie. Il faut que nous arrivions avant eux. »

Le vent s’est renforcé lorsque nous y sommes. Dépassant le point le plus haut, nous avançons un peu. Au-dessus des cascades, la vue est d’une beauté indescriptible. Nous restons enlacés.

L’air froid nous pénètre lentement.

« La dernière fois. »

La descente est facile. Je retrouve tous mes moyens là où j’avais faibli. Nous alternons marche et course. Le rythme pris, nous avançons vivement. Nous dépassons des spécialistes équipés comme de vrais montagnards. Ils doivent s’indigner qu’on puisse monter avec de simples tennis et sans provisions.

Nous retrouvons notre petite Panda avec grand plaisir.

« Je me sens épuisée » dit Carine « et si bien en même temps. »

« C’est ce qu’éprouvent les marathoniens et autres adeptes d’efforts prolongés. Les douleurs s’effacent. Les hormones sécrétées apportent même un plaisir qui conduit à la recherche de cette sensation. »

« Je suis heureuse que nous ayons vu, une fois encore, ces paysages. Il ne me manque plus que la douche avant de savourer un repos bien mérité dans le hamac. »

« Allez chauffeur. Je vais pouvoir me reposer. »

Les pieds calés contre le pare-brise, je somnole. Je suis satisfait d’être allé jusqu’en haut. Cet aller-retour enchaîné vivement représente une épreuve pour des néophytes. Je ne suis plus jeune.

 

 

 

 

« Tu vois que nous ne sommes pas si malades. Nous avons encore de beaux jours devant nous. Nous avons réussi notre test. J’ai eu peur quand tu as manqué d’oxygène. Nous aurions pu nous souvenir que les autres fois aussi tu avais ralenti. »

« Veux-tu que je conduise ? »

« Si tu en as envie. Sinon je suis en pleine forme. Je ne sens pas mes muscles malmenés. Demain ce sera une autre histoire. »

Je m’assoupis encore, emporté par des visions désordonnées. Nous avons découvert tous les hauts lieux de l’île. Là où vont les touristes qui « font » la Réunion en trois jours. Nous avons aussi parcouru les cirques et le fond des ravines, le haut des falaises et les sous bois humides, les rues commerçantes et les chemins bordés de cases en tôles. Nous avons écouté les P’tits blancs des hauts, les Cafres, les Indiens et les Malbars nous dire leur vie.

Nous pouvons partir. Ces mois ont été pleins et riches.

Nous allons retrouver nos vies et…

« Tu es déjà là-bas. »

« Oui. Nous allons revoir nos familles… et tous ces gens…ceux à qui nous devrons apprendre… et répondre aux questions… et… »

« C’est par ma faute ! »

« S’il te plait ne dis plus ça. Il n’y a pas de faute. C’est comme si la route s’était effondrée derrière ce virage. Serais-tu plus coupable parce que c’est toi qui tiens le volant ? «

« Les préservatifs existaient… »

« Comme si tu étais capable d’afficher une quelconque défiance ! »

« Cette défiance t’aurait protégé. Avec cette maladie, nul ne sait jamais. Elle est redoutable. Quand je pense aux jeunes… »

«  J’espère que se protéger leur est devenu un geste naturel, même s’ils sont à l’âge de la confiance, de l’insouciance et des passions. Nous sommes pris, nous aussi, alors que nous ne pensions pas… »

Carine gare la voiture près de la maison.

« Monsieur est arrivé. Que dirais-tu d’une bonne omelette ? Je l’aurai faite quand tu sortiras de la douche, si je peux y aller la première. »

« Si tu me prends par l’estomac. Je mets la table. Je vais peut-être même casser les œufs. »

Sans ranger les reliefs ne notre rapide repas, nous nous laissons tomber sur le lit. Un demi sommeil me prend, laissant place à des pensées décousues où le passé se mêle au présent pour créer un étrange futur.

Les lèvres de Carine viennent mêler nos corps à ces visions confuses.

Il est dix-sept heures lorsque nous émergeons de cette belle sieste.

« Et dans deux jours tout doit être rangé ! » Dis-je en voyant que Carine ouvre les yeux.

« Ranger ne posera pas de problème. Mais que faire de la voiture, de nos rares meubles et ?... »

Après la douche j’appelle les propriétaires, devenus des amis. Ce sont des « Z’oreils » eux aussi, installés ici depuis longtemps. Ils nous invitent à dîner quand j’annonce notre départ « pour raisons familiales ». Nous contons notre journée et rions ensemble de mon mal des montagnes. Eux ne visitent plus rien, ayant tout vu plusieurs fois. L’île est si petite. Ils ont les photos et les cartes postales de toute l’île.

Comme nous, ils ont parcouru les bords de mer et les cirques. Ils y ont conduit leurs enfants. Ceux-ci les y ont entraînés à leur tour. Ils faisaient parfois un voyage en Sudafrique, comme ils disent, ou bien en Australie. Ils se contentent maintenant de leur environnement immédiat. Ces aventures exotiques vues de la Métropole, peuvent n’être que le traintrain banal d’un quartier de Bordeaux ou de Lyon.

 


«  Il n’est pas question de payer le préavis. Laissez la gazinière et les lits, ainsi que le réfrigérateur, la télé et le lave-linge ( en fait plus que le montant du préavis). «  Si vous voulez revenir, tout rentrera dans l’ordre, sinon nous louerons la maison meublée ».

Ils appellent un de leurs amis qui viendra nous voir demain parce que la voiture l’intéresse.

Nous sortons de leur vie comme nous y sommes venus. Par hasard. Nous sommes un couple illégitime plus très jeune, vivant de lectures et de promenades. Autant dire des marginaux.

Peut-être se sont-ils interrogés quelquefois sur leur vie bien rangée, leurs trois maisons, leur « Nénaine » et leur jardinier. Nous ne possédons rien et nous avons l’air heureux.

« Vous allez nous manquer. Mais vous reviendrez bientôt. »

La fatigue et le punch nous plongent dans un sommeil rapide.

Comme chaque matin je m’éveille le premier.

Les rayons du soleil glissent sous le plafond. Le plus ancien moyen de lutter contre la chaleur, bien avant la climatisation, est de laisser circuler librement l’air. Toutes les ouvertures sont posées en enfilade et rien n’est ajusté pour que le vent passe bien.

Carine dort.

Á quarante-trois ans elle a un corps de jeune fille. Ses deux maternités ne l’ont pas marquée. Le soleil réunionnais a renforcé le bronzage des années de ski et de plage.

Bientôt deux ans que nous vivons ensemble.

Tout est allé si vite.

Nous nous connaissions depuis longtemps. Comme un prof de gym connaît celle qui gère avec son mari un magasin d’articles de sport. Un peu plus qu’une simple relation. Pas tout à fait une amie.

Je l’avais connue enfant quand je débutais dans l’enseignement, puis adolescente, servant les clients aux côtés de sa mère et comme étudiante, future prof elle aussi.

Elle s’était mariée, sans finir ses études, avec la jeune vedette du club de football local. Ils avaient repris la gestion du magasin. J’y avais vu ses enfants.

Carine donnait des leçons de danse.

Il y eut ce stage.

J’avais accepté de remplacer au pied levé un ami qui dirigeait un stage de ski. Il s’était fait une entorse la veille du départ. Je connaissais les lieux, les cadres, et même la plupart des stagiaires.

Depuis six mois j’avais décidé de changer de vie, incapable que j’étais d’imaginer la retraite aux côtés d’Elizabeth. Elle allait travailler encore pendant cinq ans. Elle passerait prendre ses repas entre une messe et ses bonnes œuvres.

Le deuxième soir du stage je me laissai entraîner dans une boîte de nuit.

C’est Carine qui m’invita pour le slow le plus…animal que j’aie jamais dansé. Elle était contre moi. En moi devrais-je dire. Nous avons quitté la piste pour rejoindre sa chambre. Depuis cette nuit-là nous ne nous sommes plus quittés. J’ai tenté d’expliquer à Elizabeth, alors que nous ne communiquions plus vraiment depuis des années, combien il était impossible de rester ensemble.

« Mais que vont dire les gens ? Et Aude ? Y as-tu seulement pensé ? Et la maison ? Tu n’as pas le droit ! Il ne saurait être question de divorce ! »

Je dis ma volonté de partir, pour vivre encore malgré la retraite et l’âge. Je rappelai nos vies séparées. L’absence de dialogue. En vain.

Elle me parlait devoir et convenances, engagement et position sociale. Elle dit même avoir besoin de moi. Je compris que j’avais une place dans ses habitudes. Pas plus qu’elle n’était capable de se séparer d’un meuble, il ne lui était possible de ne plus me voir là.

J’avais toujours eu besoin d’espace et de renouvellement.

Elle n’avait vécu que dans l’ordre et les immuables repères.

L’âge avait renforcé nos différences.

Même sans Carine j’allais m’échapper. J’étais déterminé à mettre fin à cette non vie.

 

 

 

. Je ne l’avais pas senti.

« Tu penses à notre avenir ? »

« J’en étais au passé. »

« C’est la même chose puisque nous revenons. Nous qui voulions avancer, découvrir, changer… Nous voilà condamnés au retour. Et dans quelles conditions ! »

« Il ne faut pas exagérer madame. J’ai bien quelques courbatures, mais dans deux ou trois jours elles seront effacées. »

Elle rit. « Moi aussi je me sens un peu raide. S’il n’y avait que ça ! Tu sais bien ce que je voulais dire. Nous serons ensemble. Tant que nous serons ensemble nous pourrons tout affronter. »

« Tant que nous serons ? Mais nous serons toujours ensemble ! Tu imagines que je te laisserai partir ? N’y compte pas ! »

Les yeux pleins de larmes, Carine se blottit dans mes bras : « jamais ! Nous ne devrons jamais rien laisser venir entre nous. Pas plus la maladie que l’un de nos souvenirs. Plus rien n’aurait de sens. »

Nous passons la journée à ranger, trier, hésiter.

« Veux-tu l’emporter ou ?... »

« Que penses-tu ?... »

Les rangements reprennent après un sandwich. Partir est une fête quand c’est vers l’inconnu.

Là il s’agit de revenir.

Je suis heureux de revoir mes petits enfants. Me reconnaîtront-ils. Que suis-je pour eux ? Un peu plus que le boucher. Beaucoup moins que la gardienne des plus jeunes ou l’institutrice de l’aîné.

Plus tard je leur apporterai… Plus tard ?

« Pourquoi ce soupir ? » demande Carine.

« Je pensais à mes petits-enfants. Á tout ce que je ne leur apprendrai pas. »

Sa main se pose sur la mienne.

« Tu vois tout ce que je te ferai perdre… »

« Tu dois cesser de penser de cette façon. Rien ne dit que c’est toi. Encore une fois, c’est comme si tu avais un rhume et que je l’aie ensuite. »

« C’est un gros rhume. Il va t’empêcher de jouer avec tes petits-enfants devenus adolescents. Ce rhume-là j’aurais pu ne pas le contracter si j’avais porté un cache-nez. »

Un grand rire nous unit.

« Un cache-nez bien sûr ! Que tu aurais pu tricoter. Tu as beaucoup oublié de tes études d’anatomie. L’appendice en question ne s’appelle pas le nez. »

Je ris encore en accueillant l’acheteur de la voiture.

Il sait que nous partons. Il est en position de force. Il se couche sous le véhicule, lève le capot, ouvre le coffre…

« Ici, les prix sont souvent fixés au-dessus de l’Argus. Mais ce n’est pas tout à fait la voiture que je cherchais. Si vous êtes raisonnable… »

Il m’observe du coin de l’œil. Mon rire qui se poursuit le perturbe. Il pensait trouver des gens affolés, bousculés par le départ, et là…

« Vous n’avez personne d’autre ? Si vous trouviez à la vendre, je chercherais… »

Je pourrais lui raconter une histoire. Comme la voiture l’intéresse nous perdrions moins. Et après ? Je n’ai jamais su accorder de valeur à l’argent. Peut-être parce que je n’en ai jamais eu assez, ni vraiment manqué. Comme toujours je dis la vérité.

« Je n’ai pas cherché. Puisque vous ne la voulez pas, je vais la conduire chez un revendeur qui fixera le prix. »

Il se redresse. Il est le plus fort. Il va pouvoir imposer sa décision.

« Pour vous éviter des démarches, je veux bien vous rendre service… »

L’argent ne m’intéresse pas, mais je ne peux supporter qu’on abuse de moi :

« Vous ne me connaissez pas. Vous n’avez aucune intention de me rendre service. Si la voiture vous intéresse vous me dîtes à quel prix. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je la vendrai. »

« C’est au vendeur de fixer le prix. »

« Vous avez dit que les prix pratiqués ici sont au-dessus de l’Argus. Elle a très peu roulé. Elle a été bien entretenue. Je vous la laisse à l’Argus. »

Cherchant une éraflure, il fait encore le tour.

« Les frais de changement de carte grise seront à déduire. »

Je ne veux pas qu’il entre et vais chercher les imprimés que je complète sur le capot de la voiture. Il tente de me parler de nos amis communs. Je le regarde partir sans un mot, suivant sa voiture conduite par une femme qui n’en est même pas descendue.

 

 

« Tu n’es pas un formidable homme d‘affaires. Mais c’est ainsi que je t’aime. » Dit Carine en m’embrassant tendrement. « Il a gagné quelques euros, mais il n’a pas triomphé. Sa femme et lui l’ont senti. Quand je pense à mes années de commerce, souriant à des gens pour qui l’argent est tout. L’argent et l’apparence. L’argent et le pouvoir qu’on lui attribue. L’argent qui masque les vides. »

« Il est jeune. Il ne sait pas qu’en avoir trop et perdre sa vie à le gérer n’est guère mieux que de ne pas en avoir assez. Il faut s’en occuper. Le faire travailler. Veiller sur toutes les inutilités qu’il a permis d’acquérir. Combien sont-ils à perdre leur vie pour gagner toujours plus. On est salué plus bas si l’on est riche. Mais au fond, chacun sait vite ce que vaut l’humain rencontré. »

« Oui monsieur le Philosophe puisque décidément vous ne serez jamais monsieur l’Économiste. »

« Comment peut-on thésauriser à côté de mendiants ? Qui peut dormir en paix, laissant sa villa de bord de mer et son chalet de montagne vides quand des être humains meurent de froid dans nos rues ? »

« Nous rentrons pour la Révolution. Je te suivrai. Je te soignerai au retour des combats. Je préparerai des bombes. J’aiguiserai tes poignards. »

« Tu as raison de te moquer. Ma passivité est aussi coupable que leur méchanceté. Mais les portes blindées ne protègeront pas toujours de ceux qui meurent de faim. »

« Et c’est mon héros qui se fera couper la gorge pour quelques billets. En attendant, ton esclave a préparé le repas. Des tomates et du jambon. Un vrai repas solidaire. »

Nous marchons pour éliminer ce que nos muscles ont gardé de la randonnée d’hier. Les voisins nous saluent. Certains viennent jusqu’à leur « barreau », ainsi qu’on nomme les portails, pour échanger quelques mots. Nos progrès en créole sont insuffisants pour tout comprendre de ce qu’ils nous disent.

Vivre dans une île perdue et s’enfermer dans un langage que personne d’autre ne parle est une catastrophe encouragée par des irresponsables poussant au repli sur ses racines.

Carine sourit : « d’accord ils s’enfoncent encore. Mais ce combat-là aussi tu dois le laisser à d’autres. Et tu es Z’oreil. Tu serais suspect de vouloir imposer la langue que tes ancêtres ont apportée avec l’esclavage. »

« C’est vrai. Ils sont tous descendants d’esclaves comme ils le proclameront le vingt décembre, jour de commémoration de la fin de l’esclavage. Comme si le sang des esclavagistes ne coulait pas aussi dans les veines des Métis. Nul ne peut choisir son hérédité ni son histoire. Seule la vie qu’on bâtit soi-même a un sens. Elle nous appartient. D’elle nous sommes responsable. »

«  Peut-être pourrions-nous rentrer puisqu’il fait nuit ? Demain nous quittons ce monde où l’on marche la tête en bas pour l’hémisphère qui nous a vus naître. Les journées qui viennent seront difficiles. »

« Surtout pour le vieux ! Tu veilles sur moi pour ne pas avoir à porter seule les bagages. Allez ! Le premier à la maison ! »

Nous courons malgré nos muscles meurtris par l’ascension de la veille. Les chiens hurlent sur notre passage, ravivant les douleurs de leurs cous enserrés dans les colliers qui ne jamais ne les libèrent.

La fatigue nous aide à plonger dans un sommeil réparateur.

 

 

 

 

 

 

 


3 1er janvier. Heureuse année

 

Lorsque j’ouvre les yeux, Carine me regarde.

« Á quoi pensais-tu ? »

« Á ce qui nous attend. J’ai quand même un peu peur. Non de la maladie, ni même des réactions de nos proches, mais…j’ai peur que nous nous perdions. Ici c’était facile. Chacun de nous n’avait que l’autre. Mais là-bas… les familles…les relations retrouvées… »

« Nous devons y aller. Je sais ma chance. Je sais ce que serait une vie sans toi. Mais j’ai vécu dix-huit années de plus… »

« Ce n’est pas ce qui peut changer quelque chose dans notre relation. Mais le temps nous est maintenant compté… »

« S’il ne me restait qu’une heure c’est avec toi que je voudrais la vivre ! »

« Qu’en sera-t-il dans deux mois ? »

« Nous savons ce que nous avons à préserver. Si nous le voulons vraiment tout sera simple. »


Nos amis arrivent alors que nous chassons les derniers grains de poussière. Ils emporteront les provisions qui restent ainsi que le téléviseur et le magnétoscope.

Parce qu’ils veulent « profiter de nous », je dois m’installer près de Rémi alors que Carine s’assied à l’arrière. Nous aurions préféré apprécier côte à côte ce dernier moment réunionnais.

Nos pieds souffrent dans les chaussures retrouvées. Les pantalons empêchent nos jambes de s’aérer. Á Orly c’est l’hiver. Nous nous sommes équipés pour affronter le froid.

Dernières embrassades. Derniers souhaits de bonne santé (s’ils savaient !) Promesse de se revoir… et nous allons à l’enregistrement des bagages. Nous n’en avons guère plus qu’à l’arrivée. Juste quelques cadeaux et souvenirs ainsi que deux ou trois livres.

Une page se tourne.

Allons-nous de l’avant ou devrons-nous relire les précédentes ?

Nous gagnons la fraîcheur du bar du premier étage pour entrer dans cet état propre au voyage, entre rêve et somnolence, entre vacuité et observation. Le temps ne nous appartient plus. Nous sommes dépendants.

Carine dit : « c’est comme à l’hôpital. Nous sommes hors du monde et du temps. Presque des objets. »

« C’est peut-être pour ça que certains aiment les voyages. Pour se perdre. Pour cette non vie. Pour redevenir des enfants que l’on prend en charge. »

La fourmilière s’anime. L’agitation extrême des arrivants qui courent, s’informent, se repèrent…se calme peu à peu. Ils se rassurent en prenant possession des lieux. Les blasés, ceux qui ont l’habitude, ont eux aussi besoin d’un temps d’adaptation. Ils laissent tomber plus vite la pression et l’urgence pour se mettre à l’écart.

Nous sortons marcher. Les flamboyants rougissent. La montagne qui enferme Mafate et Salazie se dresse devant nous.

Nos mains se trouvent et s’étreignent.

« Nous serions partis bientôt sans regret. » Dit Carine.

«Oui. Nous l’aurions décidé. Là… »

« On nous appelle. En route pour l’avenir. »

« L’avion peut être détourné par un pirate ou exploser en vol. »

« Ou nous allons nous poser dans l’océan pour jouer avec les requins. Qu’importe puisque nous sommes ensemble.

 

Nous sommes près d’un hublot, à l’avant de l’aile. Nous voyons la Réunion disparaître rapidement au milieu de l’océan lumineux.

Carine rassure une jeune Malbaraise qui lui confie ses craintes pour son premier départ. Elle sait si bien écouter que les gens lui disent toujours leur vie.

Le retour !

Je vais revoir mes collègues, mes voisins, mes compagnons du Stade et mes anciens élèves. Il faudra que je dise…que je supporte les regards …

« Vous n’avez pas changé ! » Diront ceux qui me trouveront vieilli et fatigué.

« Qu’est-ce que tu es bronzé ! » Alors que ma vie sur les terrains de sport, les piscines et les pistes de ski a depuis bien longtemps cuit ma vieille peau.

Heureusement, ils seront plus nombreux qui ne me verront pas, n’ayant nul besoin de moi qui ne suis plus qu’un retraité.

Á la question : « c’est qui ? » on donne la profession qui devrait tout dire de la personne rencontrée. Et je n’étais prof que dix-huit heures par semaine, la moitié de l’année, pendant les deux tiers de ma vie : en tout cinq cents heures par an. J’ai donc vécu plus de cinq cent mille heures dont seulement vingt mille à travailler. Un vingt cinquième du temps. Et j’étais « le prof ».

« Qu’est-ce qui te fait rire ? » demande Carine.

« Les gens ne voient en moi que l’ancien prof et je viens de compter que je ne l’avais pas été plus d’un vingt cinquième de ma vie ! J’ai été dix fois plus un dormeur et deux fois plus un mangeur. Tu te rends compte : j’ai passé plus de temps à table qu’au boulot ! »

« Et encore ! Le boulot il faudrait dire ce que c’était. Jouer avec des ados sur des pistes de ski, des terrains de sport, des gymnases ou des piscines… Nombreux sont les charpentiers et terrassiers qui auraient échangé leur place avec la tienne. »

Tu peux te moquer ! Toi qui t’enrichissais à faire la conversation à des bourgeoises et des beaux gosses ! »

Nous rions en réalisant que la vie d’avant nous rejoint déjà. Je suis le prof, elle la commerçante. Comme si Carine et Roland s’éloignaient déjà.

« Nous nous préparons aux rencontres prochaines » dit-elle en riant.

« Nous repartirons bientôt ».

« Si nous en profitions pour choisir le camping-car de nos rêves ? Nous pourrions en louer un à Paris. Nous prendrions le temps… »

« Te souviens-tu que c’est l’hiver ? »

« Ils sont chauffés. Nous pourrions aller partout sans gêner. Notre maison serait proche de celle de nos hôtes. Indépendants toujours. »

« Mais s’il neige ? Au prix des locations, ce ne serait que pour quelques jours. Nous avons mon appartement. »

« Non ! Je ne veux pas me retrouver dans vos meubles. »

« Tu sais bien que nous n’y avons pas vécu. C’était l’appartement de mon père. Seule, ma fille y a passé trois ans. »

« Il fait partie de ton passé. Comme ma maison. »

« Tu ne peux pas comparer. Je vis bien de ta retraite depuis que nous sommes ensemble. Elle est aussi ton passé. »

« Nous l’avons commencée ensemble. Un appartement c’est une histoire. Tu y as fait des séjours avec ton mari. »

« Tellement peu. »

« Ce n’est pas une question de temps. Nous irons à l’hôtel. Nous aurions pu rendre visite à nos enfants sans habiter chez eux…revoir des amis…Tu aimais l’idée de l’itinérance… »

« Oui. J’en ai toujours envie. Mais pas en hiver. »

« Nous irons à l’hôtel. Nous louerons une voiture. »

« Les locations sont coûteuses. Il vaut mieux en acheter une que nous revendrons lors de notre départ. »

« Madame la femme d’affaires a raison. Vous connaissez les choses importantes de la vie. Je n’ai, quant à moi, que de modestes compétences pour ce qui ne va plus avoir d’importance : la promenade, l’amour, la conversation...toutes ces petites choses qui n’ont que le bonheur comme but ».

« Tiens. Regarde. Un bateau. »

Carine se penche sur moi pour voir dans le hublot. Je caresse ses cheveux. Elle profite de sa position pour lancer sa main dans une exploration indiscrète avant de se redresser en riant : « me voilà rassurée. Je vérifie que ta colère est déjà passée. Tu ne me rejettes pas encore tout à fait. »

Comme sa voisine l’interroge sur ce que nous avons vu par le hublot, elles reprennent leur conversation pendant que je ferme les yeux.

 

 

 

 

 

3.1 3

J’aurais aimé partir en camping car, même si l’hiver n’est pas la saison la meilleure. Nombreux sont les skieurs utilisant ces résidences secondaires roulantes. Est-ce l’apparence SDF de cette vie qui rebute Carine ?

Tant pis ! Son appartement me serait insupportable. Il ne s’agit pas du regard des autres…pas seulement. Elle a passé des nuits là-bas avec l’autre. Celui qui bouleverse notre vie et provoque ce retour.

Je ne sais pas si je suis jaloux. Q’importe ! C’est l’avenir que nous voulons partager…pour ce qui reste.

Des pensées plus ou moins ordonnées m’empêchent de dormir. Je vois mes enfants, mes collègues, son mari… je nous y perds.

Nous devrons être attentifs à nous protéger.

« Je pensais qu’il faudrait préserver des moments pour nous deux. » Dit Carine lorsque j’ouvre les yeux.

Je souris et porte sa main à mes lèvres.

« La même conclusion terminait mes rêves. Tout nous dire. Partir chaque fois qu’il le faudra pour nous sauver. Dans les deux sens du mot. »

« Comme dit ton auteur préféré dans son Éloge de la fuite. Nous aurons aussi à ménager ceux qui nous sont chers. »

« Nous entrons dans une zone de turbulence comme pourrait le dire le pilote. Nous sommes avertis. »

« Oh ! Regarde ! C’est beau ! »

Je me penche vers Carine avec qui j’ai changé de place. L’Afrique se dévoile avec ses pistes et ses vallées asséchées. Nous apercevons quelques villages et même une case de ci delà.

« Ils pourraient nous dire ce que nous survolons. C’est vraiment superbe ! »

L’hôtesse qui reprend nos plateaux répond à notre question avec une étonnante précision : « c’est l’Afrique. »

Ces belles dames qui me faisaient rêver quand j’étais adolescent, comme beaucoup de lecteurs de romans à la même époque, ont perdu de leur aura depuis qu’elles servent monsieur et madame Toutlemonde dans les voyages aériens banalisés.

Carine poursuit sa conversation avec la jeune Créole. Je contemple les terres que nous survolons. Ce fleuve pourrait être le Nil. Du haut d’une colline on voit très bien au loin. Là, nous ne sommes qu’à dix kilomètres du sol. Le ciel est très clair. Moi qui n’aimais pas les voyages lointains, préférant courir de journées d’étude en stages à travers la France, je me découvre un plaisir tout neuf d’explorateur.

J’aimais bouger. Pour surveiller des plages ou des piscines. Pour organiser des compétitions ou diriger des formations. Pour…agir. Encore et toujours apprendre, aux deux sens du terme.

Me voilà stoppé.

La retraite me laisse au bord du chemin.

Inutile.

J’aurais pu continuer à m’occuper des autres. La vie associative le permet. Être celui qui sait. Celui qui conseille. Celui qui décide aussi. Il aurait suffi que j’accepte les propositions faites par mes amis engagés en politique. Mes activités dans les associations m’avaient fait connaître. Ils étaient certains que mon nom leur apporterait des voix. Adjoint aux sports, je ferais des discours et participerais à des cocktails. On me saluerait. C’est vrai que j’aurais pu travailler à faire avancer des idées et des projets. J’en ai tant vu gonfler de leurs titres.

La retraite est une chance ou une malédiction.

On est libre après des années d’obéissance à des horaires et des chefs, à des préjugés et des habitudes.

Libre.

Mais vieux.

Les envies et les désirs sont émoussés. Les pantoufles et le jardin ont remplacé les rêves.

Alors la liberté !

Heureusement Carine est là.

Je serre légèrement sa main et lui glisse à l’oreille : « heureusement tu es là ! »

 

 

 

 

3.2 4


« Notre retour vers ces vies que nous ne partagions pas. Mais tout va bien puisque tu es là ».

Elle serre ma main et se laisse à nouveau entraîner par les inquiétudes de sa voisine. Carine lui dit la vie en France et tout ce qui sera différent pour la jeune Créole.

Elle a besoin d’être utile.

Nous vivons en solitaires depuis plus d’un an. L’un par l’autre. Carine répète qu’elle aime le calme et même la solitude, et elle cherche à lier connaissance avec tous les gens rencontrés. Elle attire les confidences.

Moi j’ai trop donné. Beaucoup reçu aussi. Ces milliers d’ados, et autant de stagiaires, m’ont dit leur vie en herbe ou déjà usées… Á quoi ça sert ? Qui suivra le conseil sollicité ? De quel droit dire « il faut » ou « il ne faut pas » ? Qu’est-ce qui est important ? Rompre une relation amoureuse pour suivre des études et se retrouver seul ? Travailler durement pendant son adolescence et mourir dans la neige au cours d’une randonnée ou se faire faucher à vingt ans en sortant d’un night club espagnol comme deux enfants de mes amis ? Que dire qui ait un sens ?

Écouter ! Oh ! Ça oui. Écouter. Ce que personne ne fait.

Laisser parler les autres afin qu’ils formulent leurs attentes et qu’en se racontant ils apprennent à se connaître. Ils se sentent un peu plus importants puisqu’une oreille attentive s’offre à eux.

Carine aide l’inconnue comme elle l’a fait pour toutes ses clientes dont elle recevait les confidences. Elle dit que c’était une nécessité professionnelle. Elle exprimait là son besoin d’aider.

Elle va retrouver ce monde.

Je vais devoir affronter Elisabeth. Lui dire qu’en plus de la honte qu’elle disait avoir subie lors de mon abandon, je lui ai peut-être aussi laissé une maladie mortelle. Je n’ai jamais évoqué avec Carine cette courte période suivant notre rencontre pendant laquelle j’ai encore partagé le lit de mon épouse.

Si peu de temps. Et si peu de relations… Peut-être assez …

Ce sera difficile.

Pourvu qu’elle n’ait pas été infectée ! Je n’aimerais pas…

« Á quoi penses-tu ? »

Je regardais ces superbes images. Nous survolons la Méditerranée. Les innombrables îles sont couvertes de maisons blanches. C’est sans doute la côte italienne. Veux-tu prendre ma place ? »

« Merci. Je vois bien d’ici. Tu en profiterais pour faire le joli cœur avec ma jeune amie. »

Je viens de mentir à Carine. Pour la première fois je ne lui ai pas livré mes pensées.

Nous regardons ensemble ce paysage de rêve, son front contre ma joue, son épaule sur ma poitrine. Je ne lui ai pas vraiment menti. Je ne lui ai simplement pas répondu. Ce qui revient au même. Il faudra que je lui dise que je dois revoir ma femme pour lui annoncer… Je devrai donc parler à Carine de cette période pendant laquelle, infidèle à ma maîtresse, je l’ai trompée avec mon épouse !

Dit ainsi c’est vaudevillesque. Il m’a fallu quelque temps pour fermer mon ancien livre. Je trouvais plus facile de prolonger un peu … C’était lâche et détestable.

Cette sale maladie conduit ceux qui la portent à mener des enquêtes au plus profond de leur passé. Il faut avouer pour protéger les autres. Nombreux doivent être ceux qui préfèrent le silence.

 

 

 

 

 


 

3.3 5

La nuit estompe peu à peu les terres survolées dont il ne reste bientôt plus que les lumières des villes et villages.

« Carine ! Regarde ! La neige ! »

Nous survolons les Alpes.

Un tapis de nuages me rend à mes pensées.

La jeune Indienne dort. Carine sommeille contre mon épaule.

« Mesdames et messieurs nous allons bientôt arriver à Orly. Veuillez attacher vos ceintures. »

Une foule considérable bloque la sortie. Y aurait-il une vedette dans l’avion ?

Ce sont simplement les familles qui attendent les arrivants.

Nous traversons la haie colorée. La Réunion parisienne attend celle qui débarque. Les Blancs des Hauts sont là, et les Cafres, mêlés aux Z’arabes et aux Malbars, avec tous les Métis dont on ne peut deviner quelle part de leurs ancêtres prédomine.

On s’embrasse. On pleure. La jeune amie de Carine disparaît, entraînée par un groupe. Elle a déjà oublié celle qui l’a écoutée. Plus tard elle se souviendra, regrettant de ne pas l’avoir embrassée.

Ma sœur est là.

Elle a quitté son poste au garage pour venir nous chercher. Nous échangeons les nouvelles en regardant les bagages défiler sur le tapis roulant.

Carine lui a pris le bras. Elles se connaissent depuis l’adolescence. C’est chez ma sœur et son mari que nous avons passé nos derniers jours en Métropole.

La circulation est fluide à cette heure où les travailleurs ont retrouvé leurs ateliers et bureaux.

Nous évoquons notre besoin de voiture. La professionnelle prend aussitôt l’affaire en charge. Nous devons dire la marque, le type, l’année, la couleur… Nous ne répondons que par le prix. Le reste ne nous importe pas.

« Si vous mettiez un peu plus vous seriez sûrs de ne pas avoir d’ennui. En la revendant vous récupérerez la différence. »

« Raisonnement imparable. C’est toi qui sait.»

« Vous pourrez venir choisir demain. »

« Celle que tu nous indiqueras sera la bonne. »

« Même en la connaissant pour l’avoir entretenue, il reste un risque. Je ne voudrais pas qu’ensuite… »

« Quoi qu’il arrive nous te serons reconnaissants de nous avoir aidés. »

Aussitôt informé de notre demande, mon beau-frère pose les mêmes questions auxquelles ma sœur répond à notre place. Ils s’enflamment dans une discussion entre spécialistes.

« La Peugeot de monsieur… »

« Non ! Il conduit trop mal. Il a pu la malmener. La Renault est mieux… »

« Elle en demande trop… »

« Je la raisonnerai… »

Quand nous passons à table, le sujet n’est toujours pas épuisé.

Comment vivront-ils leur prochaine retraite ? Depuis tant d’années leurs journées s’envolent dans le stress et l’urgence. Les week-ends les laissent épuisés. Deux semaines par an de voyages exotiques ne suffisent pas à les reposer. Leur vie se perd ou se gagne ainsi. Ils ont beaucoup travaillé pour se retrouver à la tête d’une belle affaire. Une villa au bord de la mer les accueille en coup de vent. Leur maison est payée depuis longtemps, tout comme les appartements occupés par leurs enfants.

 


Ils pourraient s’arrêter, ou au moins ralentir. Ils en parlent souvent et continuent de travailler.

Ils n’ont pas compris mon départ ni, surtout, que j’ai pu laisser la maison à Elisabeth.

« Tu te retrouves sans toit ! Á soixante ans ! Et tu pars dans une île inconnue ! »

Ils ne l’ont pas ajouté, mais c’était évident : j’étais devenu fou. Et je partais avec une femme de vingt ans plus jeune qui abandonnait tout elle aussi !

« Alors les touristes ! Racontez-nous ces longues vacances. Plus d’une année sur la plage. Vous avez dû vous ennuyer ! »

Nous disons nos découvertes…ils ne nous écoutent pas. Trop fatigués parce qu’il est tard et qu’ils se lèveront tôt demain.

« Demain soir je vous invite chez votre voisin le Chinois. » Dis-je en les quittant.

Nous occupons la chambre donnant sur la rue. Tout est calme. Nous nous endormons très vite.

Les premières voitures nous réveillent. Le monde du travail se met en marche. Avec eux nous avons connu ces rythmes fous, imposés par la production de nouveaux objets devenant indispensables. Personne n’arrêtera plus la machine emballée.

Nous venons de laisser un monde où l’on cuit le carry sur un feu de bois derrière la case en tôle abritée sous un manguier. Même si la télé arrive et la voiture aussi, la vie au ralenti reste la règle. L’envie de consommer, bien présente, reste freinée par le manque des ressources financières.

« J’ai vécu comme ta sœur pendant plus de vingt ans » dit Carine « c’est un enchaînement irrésistible. Ralentir ferait tout perdre. Il faut aller toujours plus vite et gagner encore plus. »

Nous prenons le métro pour une sortie dans Paris. J’y suis venu souvent pour des journées d’étude ou des réunions. Je prenais le bus ou le métro indiqué par la convocation. Je ne voyais que des salles de travail et des restaurants.

Carine connaît mieux la ville par les achats pour son magasin. Elle venait aussi en vacances ou pour des spectacles. Elle me conduit vers ses lieux préférés.

Nous rentrons épuisés, en même temps que ma sœur. Elle nous présente la voiture. Nous devons tout vérifier. Son mari qui arrive, soulève le capot, m’expliquant en quoi c’est un bon véhicule.

La soirée au restaurant se passe le mieux possible. Nous évoquons des souvenirs communs. Et l’avenir aussi. Surtout le leur. Ils apprendront un jour notre maladie…et ne comprendront pas…ils jugeront…nous plaindront sans doute…

Nous partons demain. L’assurance du garage nous autorise à rouler. Nous règlerons plus tard toutes les questions administratives. Ils soulignent les risques que représenterait un accident…ils ont confiance en nous…jamais ils n’agiraient ainsi avec un client…

Nous attendons que la maison se vide pour nous lever sans retarder les travailleurs. Nous nous sommes tout dit.


Personne ne nous attend.

Les vies se sont organisées sans nous. Les autres grands-parents veillent sur nos petits-enfants en renfort des nourrices.

« C’est vraiment le retour » dit Carine « j’ai beau faire la forte, j’ai une sacrée frousse. Affronter…dire tout ça…c’est trop nul … »

Elle pleure doucement appuyée contre moi.

« Nous prendrons le chemin des écoliers. Nous laisserons passer les fêtes… »

« Non. Avec ce virus qui court nous devons aller vite. Ceux qui ne savent pas peuvent tuer des gens. Le plus difficile n’est pas d’agir mais de penser aux réactions de ceux à qui nous allons parler. Tout ça c’est de ma faute ! »

Je la prends dans mes bras et nous restons serrés longtemps.

Plus on approche et plus c’est difficile.

 

 



3.4 7

Je ne voyais pas ainsi la fin de ma vie.

« Il va falloir que j’informe Elisabeth. »

« Mais elle n’a pas pu… » Elle se redresse. Elle a compris.

« Au retour du stage…je ne pouvais pas tout de suite quitter la chambre…je n’ai pas eu le courage… Je ne te l’ai pas dit. C’était sans importance. Mais ça a pu suffire pour qu’elle aussi… »

Les larmes coulent à nouveau sur les joues de Carine.

Je murmure : « Pardonne-moi. Je ne croyais pas que tu m’en voudrais. »

« Je ne t’en veux pas. Je l’ai peut-être contaminée elle aussi. De combien de vies… »

Je caresse ses cheveux. C’est vrai que c’est plus dur pour elle qui a transmis ce virus. J’aurais pu, moi aussi, en d’autres temps…

« Á nous deux nous sommes capables de faire face. »


Je laisse le volant à Carine. Prise par la conduite elle pensera moins.

Nous quittons vite Paris. La circulation est fluide en ces journées précédant Noël.

Nous nous arrêtons pour nous détendre et téléphoner. Malgré les vêtements retrouvés chez ma sœur, nous ressentons le froid. Passer de + 30 ° à + 5° c’est un peu brutal.

Florence, la fille de Carine, est en vacances. Elle insiste pour nous recevoir. Elle fête Noël avec son mari et sa fille Ophélie. Carine parle à la petite qui reconnaît la chanson qui leur sert de repère depuis notre départ.

« Au revoir Ophélie. Je te fais plein de gros baisers. Nous serons avec toi demain. »

Florence, qui se sentait un peu seule à Noël, est ravie de retrouver sa mère. Le départ de ses beaux-parents pour une croisière les laissait tous les trois seuls pour les fêtes.

« Ça ne t’ennuie pas que j’aie accepté l’invitation ? »

« Tu sais que je les apprécie beaucoup. Nous profiterons de vos talents de cuisinières réunies. »

Lorsque j’appelle ma fille, j’entends la même indifférence que celle qu’elle affiche depuis mon départ.

Elle aussi est prof de gym. Nous avons fait tellement de choses ensemble. Nous étions si proches… Elle n’accepte pas. Elle n’a jamais rien dit, mais elle n’a pas admis que je quitte sa mère. Á trente ans, elle sait pourtant ce qu’est la vie.

Je l’entends dire : « Tina, Hervé, vous voulez parler à Papy ?

Excuse-les. Ils jouent.

Nous rentrons le premier janvier. Rappelle-moi. Les enfants seront heureux de te voir. Si tu avais annoncé ta venue j’aurais pu m’organiser autrement. »

Carine me demande : « Ça va ? »

« Normalement. Elle m’en veut toujours. Elle protège sa mère. Si en plus…Allez ! En route ! Veux-tu que je conduise ? »

Je retrouve les routes que je connais bien.

Nous avons mangé un sandwich pendant notre arrêt.

Il faut aller vite. Nous devons livrer au plus tôt nos horribles cadeaux de Noël.

Véronique, l’amie de Carine qui a vécu avec le musicien sera la première.

 

 

 

 

 

3.5 8

Aurillac.

La nuit tombe.

« Nous allons à l’hôtel ? »

« Non. Chez Véronique. »

La main de Carine effleure ma nuque. Pour me détendre et pour se rassurer.

Véronique prend Carine dans ses bras : « Si je m’attendais ! Des revenants ! »

Elle m’embrasse et entraîne son amie vers le canapé.

« Alors ? Les îles ? Le soleil ? Les lagons bleus et les superbes indigènes ? Raconte. Tu aurais pu téléphoner ! Enfin c’est bien puisque je suis là. J’ai tout mon temps. Je vous garde. Qu’est-ce que vous êtes bronzés ! »

Après quelques banalités, Carine annonce : « nous rentrons parce que nous devons informer quelques personnes de notre séropositivité. Comme je ne vois qu’un responsable je viens te prévenir la première. »

Véronique pâlit et murmure : « Francis ! Tu crois que c’est lui ? Mais alors moi aussi. Mais c’est dégueulasse ! Pour quelques nuits…il n’était rien pour moi …je t’avais dit qu’il n’avait aucune importance…je me suis protégée au début. Il se moquait de mes peurs de bourgeoise…Oh ! Le salaud ! »

« Il ne savait sans doute pas. C’est sa manière de vivre. Sans penser à l’avenir. C’est aussi ce qui fait son charme. »

« Mais c’est affreux ! J’ai quarante ans ! Je veux vivre ! Non !... »

Elle sanglote en frappant le canapé.

Carine la prend dans ses bras.

« Rien n’est sûr. Il a pu être contaminé après votre rupture… »

« Tu crois ? C’est possible ? Ça va si vite que ça ? Combien de temps après son départ avez-vous ?...Il faut que je sache. Ce soir c’est trop tard. Á moins que… »

Elle bondit sur le téléphone : Christiane ? C’est Véronique. Une analyse de sang c’est possible ce soir ? …Oui pour moi… qu’est-ce que ça change d’être à jeun. C’est pour le Sida…je suis peut-être contaminée…tu les appelles ? J’y vais tout de suite. Merci. Non…ne t’inquiète pas, je ne suis pas seule. »

Après avoir appelé le laboratoire elle nous entraîne : « je vais savoir. On me prend tout de suite. »

Elle sort sans même enfiler une veste. « Pas besoin de voiture. C’est là. Á côté. »

Carine m’embrasse : « reste. Je viens te chercher si quelque chose… »

Me voilà seul dans cet appartement inconnu. Je choisis un disque. Je feuillette des revues. C’est long.

La télé me distrait un peu. Les infos d’abord et une émission sur la guerre au Moyen Orient. C’est vrai qu’il y a pire que ce qui nous arrive. Ces hommes, ces femmes, ces enfants même qui meurent dans l’indifférence.

Il est quand même bien tard.

Depuis près de deux ans nous partageons tous les instants. Deux années si courtes et si riches. Ce printemps de la fin de mon activité professionnelle qui nous a conduits dans une vieille maison à la campagne, loin de nos relations et de nos habitudes. Et ma retraite enfin. Le départ. Toutes nos promenades et découvertes.

Nous avons partagé tous les instants, toutes les pensées, tous les souvenirs. Nous avons eu le temps de tout nous dire. Même le plus secret de nos peurs et de nos faiblesses. Les joies et les douleurs oubliées de notre enfance. Nos premières amours. Nos certitudes et nos doutes.

Tout.

Carine m’avait raconté les quelques moments passés avec le jeune musicien qu’elle avait connu au cours de son séjour chez Véronique. Il l’amusait. Il cherchait à la séduire comme il le faisait avec toutes les femmes.

Elle avait eu quelques flirts depuis qu’Hervé la délaissait. Un jour, Véronique lui avait mis Francis dans les bras. Comme on fait essayer une robe à une amie. Comme on lui donne le manteau dont on commence à se lasser.

Pour Carine ce n’était pas une passion. Plutôt un rite libératoire. Elle devait sans doute passer par là pour oser partir. Un homme s’intéressait à elle, lui montrant que sa vie n’était pas finie. Elle l’avait accompagné pour une brève tournée dans le sud. Le temps de se rendre compte qu’ils n’avaient rien à se dire. Elle se levait quand il rentrait, au petit matin. Il lui avait permis de faire le bilan de sa vie accaparée par le magasin. Vidée de tout sens depuis le départ de ses enfants.

Ils s’étaient séparés comme on quitte ses camarades au retour d’un camp d’ados. Moment sans importance si ce virus…

La porte s’ouvre et Véronique se précipite pour l’embrasser : « négatif ! Je ne l’ai pas ! J’ai faim ! Vite ! Á table ! »

 

 



3.6 9

Carine vient contre moi : « nous avons beaucoup tardé. Elle a fait du chantage au patron du labo qu’elle rencontre souvent dans ses virées nocturnes. Elle l’a carrément menacé de téléphoner à sa femme s’il ne lui donnait pas les résultats ce soir. Elle avait lu des informations sur un nouveau test rapide. Il a cédé. Et puis elle a voulu faire des courses ».

« Elle nous oubliait. »

« Peut-être voulait-elle me distraire ? Qu’importe après tout. Je suis si heureuse pour elle. Je vais l’aider. »

« Et l’hôtel ? »

« Nous restons ici cette nuit. Elle insiste pour que nous occupions la chambre d’amis. »

La vie antérieure nous sépare déjà. Je les entends rire. Ce rire m’exclut puisque je ne le partage pas. Et les autres ? Elles oublient tous ceux qui…

« J’appellerai Francis plus tard. Il n’est sûrement pas chez lui si tôt. Il faut qu’il sache. Qu’il arrête… » dit Carine en entrant avec une assiette de charcuterie.

« Crois-tu que ce soit lui ? Comment aurait-il pu te contaminer alors que Véronique … ? »

« Mon copain du laboratoire a qui j’ai fait si peur, nous a dit combien les réactions sont différentes. Certains vivent longtemps avec un séropositif et ne sont pas infectés alors que d’autres peuvent l’être par un seul rapport. Allez Roland ! Ouvre la bouteille de champagne. Tu veux bien qu’on se tutoie ? Nous avons failli mourir ensemble… Je suis horrible n’est-ce pas ? J’ai eu si peur. Je n’oublie pas que vous…Mais à quoi servirait que…Carine tu sais que je t’aime. il faut oublier…vous devez y penser tout le temps… »

Elle s’abat en larmes sur le canapé où Carine la rejoint : « nous sommes heureux de te savoir hors de danger. Nous préférons partager ta joie plutôt que ta détresse. Prends donc une flûte et ne mets pas de larmes dans le champagne. Ce serait un vrai crime que nous ne te pardonnerions pas. Buvons à la vie. Nous comptons bien en profiter longtemps. Les journées passée à deux sont tellement riches qu’elle comptent double ou triple. »

S’adressant à moi, Carine poursuit : « nous avons beaucoup appris en écoutant l’ami de Véronique. Parce que c’est vrai qu’ils sont devenus des amis. Si je n’avais pas été là, je crois bien qu’ils auraient fini la nuit ensemble. »

« Avec préservatif » rit Véronique « j’en ai pris une boîte. Plus jamais ! Oh ! Non ! Plus jamais sans ! »

« Il nous a dit les progrès de la recherche et les traitements nouveaux. Il faut commencer au plus tôt. Certains séropositifs vivent depuis plus de dix ans sans déclencher la maladie. Grâce aux médicaments actuels on peut penser que le Sida se guérira. Nous vivrons. J’en suis sûre. Nous allons nous battre ensemble. »

J’ai du mal à manger. Le champagne lui-même me paraît sans attrait.

Pour la première fois je me sens loin de Carine.

Je les vois s’amuser, revivant leur soirée. Elles se comprennent à demi-mot. De nombreux sous entendus les ramènent à une autre époque. Elles évoquent des inconnus.

Comme si je n’étais pas là. Comme si elle était une autre.

Je connais trop les effets de l’alcool sur moi. Cette lucidité qui me fait mieux voir et comprendre. Comprendre que nous allons passer des moments très difficiles.

Je ferme les yeux pour les laisser ensemble.

Elles baissent la voix afin de ménager mon sommeil, continuant à rire, à manger et à boire.

Je ne suis plus qu’un paquet posé sur le fauteuil.

J’ouvre les yeux quand Véronique prend le téléphone.

« C’est le répondeur. Tant pis, je lui dis tout. Francis, c’est Véronique. Carine est avec moi. Elle est séropositive. Moi je ne le suis pas. Fais un contrôle et tiens-moi au courant. Je t’embrasse. »

« Tu aurais pu mettre un peu plus de formes. » Dit Carine.

« Ah ! Parce qu’il en mis, lu en te donnant ça ? Et comment l’annoncer en douceur ? L’important c’est qu’il sache le plus tôt possible. »

« Il reste à souhaiter qu’il n’écoute pas le message entouré d’une douzaine d’amis ». Dis-je en me redressant.

« Nous t’avons réveillé » regrette Carine en s’asseyant près de moi « c’est un peu imprudent. Tant pis. C’est parti. Nous n’y pouvons plus rien. Viens. Nous allons prendre une douche. Nous réfléchirons demain. »

« Allez dormir tous les deux. Une fois encore je serai seule. Un jour, moi aussi je trouverai quelqu’un. »

« C’est sûr que tu es toujours seule » rit Carine ;

« Non, bien sûr. Mais c’est de plus en plus compliqué. J’aimerais tellement vivre un amour comme le vôtre. Je vous envie. Pourtant je ne suis pas si mal. N’est-ce pas Roland ? Qu’en penses-tu ? »

« Je garde ma Carine. Je ne l’échangerai pas contre deux inconnues. Ah ! Non ! Je mélange tout. Ça c’est une pub. »

Sous l’effet du champagne ajouté aux fatigues et aux émotions, Carine s’endort tout de suite. J’entends son souffle régulier. Elle est là et je suis seul. C’est encore l’effet de l’alcool. Tout ira mieux demain. Nous nous retrouverons.

 

 

 

 

 

 




3.7 10

Le téléphone.

Véronique parle : « attends j’appelle Carine. »

Nous arrivons, Carine avec ma chemise, moi le pantalon. Véronique plaque sur son ventre un coussin masquant un peu sa nudité.

« Vas-y. Nous t’écoutons ensemble. »

« Alors écoutez bien. Il faut que vous soyez folles pour laisser un tel message ! Je ne sais pas à quoi vous vous shootez ni avec qui vous baisez. »

« N’exagère pas ! »

« Ta gueule ! Écoute ! J’ai en ce moment dans mes bras une femme que j’aime. Elle va bientôt donner naissance à notre fils. Il sera sain comme nous le sommes tous les deux. Nous allons nous marier. Pour cela il faut un certificat médical. Mon contrôle a été fait. Négatif ! Tu entends ! Négatif ! Alors arrêtez vos conneries et foutez-moi la paix ! »

Le long silence qui suit est rompu par véronique : « il a raison. J’avais un peu trop bu. Je suis contente pour lui parce que je l’aime bien. »

Elle rit : « Ne regarde pas Roland. Je vais créer une ligne de vêtements avec oreiller portatif. Je ne suis pas sûre que tout soit bien couvert. Bon ! Je vous abandonne. Je vais pouvoir dormir tranquille. »

Elle court vers sa chambre, oubliant qu’elle ne porte rien qui cache la face offerte à nos regards.

Carine murmure : « Alors c’est Hervé ! Depuis longtemps je remarquais des parfums…il s’absentait …pour rencontrer des fournisseurs…Il l’avait toujours fait, mais les absences se faisaient plus nombreuses et les séjours à Paris plus longs. Je ne lui demandais plus rien. Il restait mon associé. Le père de mes enfants. Pour le reste…J’avais épousé un brillant sportif. Celui que toutes les filles poursuivaient. Lui avait trouvé un magasin. »

« Tu exagères un peu non ? »

« Oui ! Bien sûr ! Mais il y avait aussi tout ça dans notre rencontre. Nous étions si différents. Il venait d’un autre milieu. Son enfance avait été dure. Sa famille…Enfin…je croyais en avoir fini et voilà que tout me rattrape. Je vais le voir demain. Je croyais avoir à lui dire que je l’avais empoisonné alors que c’est l’inverse. C’est moi qui aurais le beau rôle. »

Lorsque je me réveille, Carine n’est plus près de moi. Je ne l’ai même pas entendue.

Elle est plongée dans un album photo. Véronique apporte le plateau de mon petit-déjeuner. « Monsieur est satisfait ? La journée de Monsieur commence bien entre sa servante et sa maîtresse. Au fait, la servante a la gueule de bois. Bon. Je vous abandonne. Laissez la clé dans la boîte à lettres et revenez bientôt. »

« Elle est un peu folle » dit Carine « je l’ai toujours connue comme ça, depuis notre adolescence. Elle plaisait aux garçons. Quand je pense à tous ceux qui ont connu son lit…et c’est moi qui… »

Elle lâche ma main : « je vais au magasin. Je préfère voir Hervé là-bas plutôt qu’à la maison. »

« Tu ne l’appelles pas pour le prévenir ? »

« Une veille de Noël ? Il est sûrement là. Je ne resterai pas longtemps. Où veux-tu que je te retrouve ? »

« Qu’as-tu prévu pour la suite ? »

«  Nous pouvons déjeuner où tu veux. Nous n’allons chez Florence que l’après-midi. »

« Je vais marcher un peu. Je serai sur la Promenade d’Angoulême à partir de dix heures trente. Prends ton temps. Si le froid est trop fort je serai au bar, juste au-dessus de la digue. »

Me voilà seul. La femme de ma vie va retrouver son mari. Ce matin elle n’était plus avec moi. Trop de chocs l’ont atteinte ces derniers jours. Elle sait que je suis là, mais il faut qu’elle affronte seule certaines difficultés, comme je devrai le faire moi aussi.

Je l’imagine marchant dans les rues. On la reconnaît. C’est un village. Tout le monde sait tout. Son magasin aura changé. Les vendeuses seront gênées. Et cette rencontre !

Il faut que je me prépare à affronter Élisabeth. Sa vie sexuelle n’a pas dû s’accélérer beaucoup. Ce qui relève du sexe a toujours relevé du devoir plus que du plaisir. Au début peut-être ? Il y a l’église et ses préceptes. Et l’éducation donnée par sa mère. Heureusement qu’elle n’est plus là celle-là. J’en aurais entendu ! « Dieu m’a envoyé cette maladie. Sa pauvre petite que j’ai abandonnée… » Elle ne savait pas que depuis bien des années nous n’échangions plus rien. Mais je restais l’Antéchrist porteur de toutes les contrevérités. J’avais même réussi à détourner sa petite-fille de l’Église ! Un monstre ! Quelques jours ne changeront rien.

 



3.8 11

Je me décide à sortir.

J’ai apprécié cette ville. Elle fut la première ouverture pour le petit campagnard que j’étais. C’est ici que j’ai découvert ma différence. Moi, le bon élève, fils du facteur et de la gérante de l’Agence Postale. Tous mes camarades étaient fils de paysans. Á peine sortis de l’école ils travaillaient aux champs. Je pouvais courir, lire et rêver. J’étais bien habillé par ma mère qui cousait mes vêtements. Je me sentais supérieur.

La ville me ramena à ma vérité sociale.

La pension m’interdit les promenades. Á ma solitude succéda le trop plein avec sa violence permanente dans les cours où régnaient les grands. Dans un immense réfectoire nous était imposée une nourriture bizarre. Le grand dortoir alignait nos lits dans l’obscurité. J’entendais les soupirs, parfois les cris et les grincements de dents.

Au milieu de tous ces inconnus, j’étais seul. Abandonné par ceux qui me protégeaient.

Le deuxième choc fut pire qui conduisit mes parents et mes sœurs à s’installer dans la ville. Je n’étais plus pensionnaire. Et je me découvris pauvre. Á la suite d’une erreur de programmation ou de promesses non tenues nous avons dû occuper deux petites pièces dans un vieil immeuble surplombant la Jordanne. La cuisine-séjour-salle de bains-bureau de huit mètres carrés s’ouvrait sur un balcon où un bac en tôle recevait les eaux usées avant de les précipiter dans la rivière. Un WC en planches, lui aussi à évacuation directe, nous séparait des voisins.

L’escalier de l’immeuble passait entre cette pièce et la chambre où dormaient mes parents et mes sœurs. Chaque soir je devais rejoindre le lit d’une grand-tante septuagénaire occupant, avec sa fille de cinquante ans, le même appartement de l’étage au-dessous.

J’avais treize ans. L’âge de la transformation du corps et des premières amours.

Une fois chaque jour, quelquefois deux, je devais aller emplir un seau et un arrosoir à la pompe, sur le trottoir où pouvait passer un copain du lycée ou une de mes petites amies.

J’étais pauvre !

Plus pauvre que tous les autres. Je m’étais cru membre d’une caste supérieure et je touchais le fond.

Je ne sais si je croise des gens connus. Plongé dans mes pensées, je ne vois personne en retrouvant ce quartier dans lequel j’ai souffert pendant deux années. Je retrouve l’escalier étroit tournant dans la même obscurité. Chaque porte a une plaque à côté d’une sonnette. Des primes ont été offertes aux logeurs des étudiants lors de la création de l’antenne universitaire. Les appartements ont été réhabilités.

Qu’est-ce que je viens chercher là ? Je n’avais plus affronté cette rue et le souvenir de ces moments. Ils étaient perdus tout au fond de ma mémoire.

Quel besoin aujourd’hui ?

L’air froid de cette veille de noël me fait du bien.

Je me réchauffe en adoptant la marche rapide des passants.

C’est quand même chez moi. Plus que sous les tropiques. Ce vent glacial piquant mes oreilles me dit que je suis d’ici. Les collines encore vertes me sont aussi familières que les ruelles où courent des gens emmitouflés.

Là-bas c’est l’exotisme. L’océan. Les peaux brûlées par le soleil. Tous ces hommes assis du matin au soir près des débits de boisson affichaient l’alcoolisme et la pauvreté. J’aurais pu vivre là-bas encore un moment, comme n’importe où ailleurs. Mais c’est ici que je mourrai. Je le sais.

Le magasin de Carine est au bout de la rue. Cette rencontre doit être difficile. Notre retour annonce des morts.

La mort ! Elle ne m’a jamais fait peur. Elle n’est rien. Rien que la fin de la vie. Un passage obligé. Passage est d’ailleurs un mot inapproprié puisque la mort ne mène nulle part. J’ai vu mourir des proches. Souvent ils étaient vieux. D’autres ont été pris en pleine jeunesse par la maladie ou l’accident. C’était difficile pour ceux qui restaient. Pour les partants c’était fini. Ils n’étaient plus. Seul restait leur souvenir dans l’esprit de ceux qui les avaient aimés. Eux ne souffriraient plus.

Je n’ai jamais eu peur de cette absence de futur. De la souffrance oui. Retarder la mort de gens qu’ils disent aimer pour continuer à les voir souffrir est une décision insensée que certains imposent à des malades. Les mêmes croient souvent en un Dieu qui les accueillera dans son Paradis. Pourquoi retarder cette heureuse rencontre ?

Plus tôt, j’ai craint de laisser des gens qui auraient pu avoir besoin de moi. Aude est indépendante. Les petits apprendront ailleurs le peu que j’aurais pu leur apporter.

Je suis inutile.

 

 



3.9 12

Rien.

Comme pour tous ces poulets et lapins, ces porcs et ces agneaux que j’ai vu égorger, la mort n’est rien puisqu’il n’y a pas plus d’après pour moi que pour eux. Pas plus que pour les arbres et les fleurs.

La vie est un invraisemblable accident dont il ne faut rien gâcher. Et puis…rien !

Le sens de ma vie c’est Carine.

J’arrive sur la promenade où elle doit me rejoindre. Je regarde couler l’eau qui chute un peu plus bas. Je sais tout des cascades et des gorges, des grands plats et des hauts fonds depuis la source, là-haut sous le Peyre-Arse. J’ai parcouru les prairies, les bois et la montagne. C’est ici ma niche. Mon territoire retrouvé.

Seul je serais comme ce vieillard assis sur le banc. Qu’attend-il dans ce froid ? Rien sans doute ni personne. Il doit venir ici chaque jour laisser passer ses dernières heures sans intérêt.


Une main rejoint la mienne au fond de ma poche.

Elle est là !

Ses yeux sont rougis par le froid. Peut-être aussi…

« Ça s’est mal passé ? »

Elle prend mon bras et s’appuie conte moi : « Marchons un peu. J’en ai besoin. »

Nous montons vers l’ancien foirail. Nous allons bien trop vite pour la pente. La main de Carine serre la mienne. Á bout de souffle, elle cache son visage contre ma poitrine. Nous restons longtemps pressés l’un contre l’autre.

« Il est homosexuel ! Tu te rends compte ! Celui que j’ai épousé ! De qui j’ai eu deux enfants ! Il me laissait pour des mecs ! C’est …nul ! Et il va nous tuer ! »

Je suis aussi surpris qu’elle. Que pourrais-je lui dire ? Que j’ai des copains homos qui sont des gens très bien ? Qu’ils ne sont pas responsables de leur différence ? Que c’est leur liberté ? Que…

C’est donc lui. Les populations à risques, comme disent les spécialistes, certains que tous les homos multiplieraient les rencontres alors que les hétéros n’auraient définitivement qu’un seul partenaire. Nous étions à l’abri. Et puis…

« Entrons dans un bar. Tu boiras un café. »

« Non. Je ne veux voir personne. Je me sens sale. J’ai l’impression que tout le monde est au courant. Qu’on me juge. Ou pire : qu’on me plaint. Retrouvons la voiture. »

Elle me tend la clé en s’asseyant, les genoux serrés dans ses bras.

Je tends l’oreille pour comprendre ce qu’elle murmure : « tout le monde m’a fait fête. Je crois qu’ils étaient vraiment heureux de me revoir. Ils m’ont dit leurs joies et leurs problèmes. C’est vrai qu’ils n’avaient plus mon oreille attentionnée depuis longtemps. J’ai trouvé Hervé dans son bureau. Il a pâli je crois. Il s’est levé, m’a tendu la main en bafouillant - on s’embrasse - et puis il s’est mis à rire. Comme il le fait depuis toujours quand il veut gagner du temps.

Nous avons parlé des enfants, du magasin, des amis…

Enfin je lui ai dit : je suis séropositive. Je pense que ça vient de toi. Il faudrait que tu préviennes tes maîtresses et que tu fasses un contrôle.

Il était gris. Il s’est affalé, la tête dans les bras. Il sanglotait. J’entendais ses hoquets. Je ne savais pas quoi faire. J’aurais voulu l’aider. Je regrettais ma brutalité. C’est la première fois que je le voyais s’effondrer. Il était l’homme fort. Toujours si sûr de lui. Le battant. D’un coup il s’est redressé en disant - il y a si longtemps que j’ai peur. Tout va être plus simple. Comment te dire ? Par où commencer ?-

J’avais envie de partir en disant que cela ne m’intéressait pas. Je n’ai pas pu.

-Il faut que je prenne au début. Tu sais que je n’ai pas de père. Ma mère a connu beaucoup d’hommes. J’avais onze ou douze ans quand celui-là s’est installé chez nous. J’ai oublié son nom. Il était toujours là, même quand ma mère travaillait. Je le trouvais gentil. Il s’occupait de moi. Un jour il a commencé…ça a duré longtemps. Je ne pouvais rien dire. Il me menaçait. Enfin il est parti. Je me suis mis au sport. Dans ce monde macho je faisais comme les autres. Je riais des pédés. Je méprisais les tantes et les tapettes, tous ceux qui étaient des sous hommes. J’avais enfermé tout ça au fond de ma mémoire avec bien d’autres mauvais moments de mon enfance. Aucun doute ne m’effleurait dans les vestiaires d’après match, pas plus que dans les douches communes.

Je t’ai aimée.

Un jour…c’était à Paris…j’étais seul. Á la fin d’un salon j’ai suivi un commercial avec qui j’avais sympathisé. Il m’a emmené dans une boîtes gay. Nous avons beaucoup bu. Nous avons passé la nuit ensemble. Je prenais du plaisir et je m’en voulais. Nous sommes restés ensemble trois jours.

Il fallait peut-être ça pour effacer mes souffrances enfantines.

En m’éveillant, le dernier matin, avec la gueule de bois de tout ce que j’avais bu et fumé, j’ai eu un accès de violence. Je l’ai frappé avec mes poings et mes pieds. Il y avait du sang partout.

J’aurais pu le tuer.

 

 

 

 

3.10 13

Quand je suis sorti de la douche, il était assis sur le lit. Il m’a dit : -je sais que tu reviendras. Je t’attendrai-

J’ai plongé dans l’escalier. Je voulais vraiment sa mort.

Et c’est de la mienne qu’il s’agit. De la notre puisque je t’entraîne aussi. Je suis responsable. Comme celui qui abandonna ma mère. Comme ceux qui profitèrent d’elle. Comme celui qui a sali mon enfance. Comme celui de Paris…

Je croyais en être sorti. Les relations sexuelles ne faisaient plus partie de ma vie. Au moins suis-je certain de n’avoir contaminé personne d’autre.

Je sais que tu ne pourras pas me pardonner-.

Je suis partie sans un mot. Comme lui, le jour où il a frappé ce pauvre type… Au début de son récit j’avais envie de le détruire pour qu’il se taise. Il n’est qu’une victime. »

Je ne trouve rien à dire. Je la sens si loin, si seule.

« J’ai peur que tu prennes froid. Nous allons rouler un peu. »

« Il faut aller chez Florence. Je dois acheter des jouets pour les enfants. Mais pas ici… »

« Nous nous arrêterons au Lioran pour manger et marcher. Nous ferons les achats à Saint-Flour. »

Nous roulons en silence. Si proches et pourtant séparés. Comment l’aider ? Á quoi suis-je bon si je ne trouve rien à dire quand elle est malheureuse ? Il s’agit de sa vie d’avant…

Il fait beau. La vallée de la Cère est encore verte malgré les arbres dépouillés. L’eau ruisselle en inventant des cascades à chacun des détours de la route. Les sommets blancs dominent les forêts de résineux.

La chaleur nous pénètre.

La main de Carine se pose sur ma joue.

« Comment ferais-je sans toi ? J’ai empoisonné ton corps et j’assombris cette belle journée. Demain c’est Noël. Je vais voir mes petits. La fête sera belle pour eux. Qu’importe le reste. Je te promets de ne plus pleurer. C’est le choc. C’était tellement inattendu. Sale et triste. Il a pu me cacher toutes ses souffrances pendant des années. Moi qui lui disais tout. »

« Peut-être lui fallait-il garder ce secret bien enfoui pour pouvoir vivre, pour l’oublier lui-même. L’enfance a tellement d’importance pour la construction d’un humain. Tout ce qui nous arrive là nous marque. Alors l’absence de père, la misère, il fallait qu’il soit fort ! »

« Tu es extraordinaire ! » dit Carine en retrouvant son rire « tu es en train de défendre mon ancien mari. Celui qui nous tue. C’est quand même original ! »

Nous quittons la voiture en riant. Comme on le fait après un accident ou lorsqu’on a besoin d’évacuer une tension trop forte.

Ainsi que le feraient deux adolescents inconscients du monde environnant, nous échangeons quelques boules de neige.

Un long baiser fait fondre les idées noires avec la neige de nos visages.

« Allez madame ! C’est la fête. La fête des enfants et de tous ceux qui ont su garder une âme jeune. »

« Un miracle! Je t’entends parler d’âme ! Toi l‘athée endurci ! Allez, mon frère, viens manger. Il nous faut des calories pour lutter contre ce froid. Quand je pense qu’il y a deux jours nous brûlions nos plantes de pied sur le sable de l’Étang Salé ! Qui a dit que la vie la plus triste est celle où rien ne change ? Là j’ai envie de dire pouce ! J’aimerais bien que le changement ralentisse un peu. »

« Pense au sketch de Muriel Robin apprenant que sa fille attendait un enfant. Qu’elle allait se marier. Qu’il était africain. Qu’ils partaient vivre là-bas… »

« C’est exactement ce que je ressens. Je n’ai pas le temps d’encaisser la première nouvelle qu’une autre me tombe dessus. Mais tu vois que moi, je ne me roule pas par terre comme ton humoriste. Je suis forte moi monsieur. »

Nous déjeunons très simplement. Pour nous distraire, nous essayons de reconnaître les couples illégitimes profitant d’une escapade dans ce coin perdu de montagne. Quand nos yeux se retrouvent nos préoccupations reviennent.

« Nous ne sommes pas au bout. Je vais devoir affronter Élisabeth. »

« Plus tard. Elle ne doit pas contaminer grand monde. Nous allons vivre ces jours de fête comme si tout était fini. Après…nous reprendrons le chemin. Depuis que j’ai appris que ce n’était pas Francis je me sens moins fautive. C’est moi qui t’ai apporté la maladie, mais je ne pouvais pas l’éviter. »

« Souviens-toi : il n’y a plus Je, il n’y a plus Tu, seul Nous existe. Nous allons affronter cette maladie ensemble. Qu’importe son origine. »

« Tu as raison. Allons marcher. »

 

 



3.11 14

Nos chaussures citadines interdisent la neige profonde. Nous restons sur les tracés gelés.

Malgré l’allure soutenue de notre marche, le froid nous pénètre peu à peu. C’est en courant que nous regagnons la voiture.

Nous partageons la découverte des paysages de la vallée de l’Allagnon. Les cascades soulignent les moindres plis. Les grands sapins s’illuminent de blanc dans le soleil qui se prépare à passer la montagne.

Nous traversons Murat dont les maisons enneigées s’encadrent dans nos rétroviseurs alors que nous montons vers le Piniou.

« Un vrai paysage de Noël ! » nous exclamons-nous en même temps.

Nous arrivons vite à Saint-Flour et ses ruelles glaciales. Carine choisit les jouets pour la petite qui en possède déjà des coffres pleins. Malgré nos réticences, nous allons, nous aussi, lui apprendre à consommer. L’amener à oublier vite ce qu’elle aime pour aller vers autre chose. Nous qui nous élevons contre les abus et les dangers de cette éducation, nous allons renforcer la tradition imposée depuis un demi siècle par les marchands.

Nous achetons du champagne, du foie gras et des huîtres comme tous les clients de ce jour-là.

Carine prend le volant pour les derniers kilomètres. Je sais qu’elle est heureuse, même si elle appréhende un peu cette journée. Elle avait laissé sa famille pour fuir au bout du monde. Elle arrive avec un autre qui n’est pas le grand-père d’Ophélie.

« Je les connais tous les deux. Je crois qu’ils m’aiment bien. Comme on aime le vieux prof qui rappelle de bons souvenirs. Florence n’a passé qu’une année avec moi, mais Patrick a été mon élève de la sixième à la terminale. Je l’ai vu grandir. Je lui ai appris à skier comme à nager. Nous avons fait de nombreux déplacements ensemble et gagné de grands matchs. »

« Vous ne perdiez jamais sans doute ! »

« Rarement. Si peu que c’est vraiment négligeable. «

Nous rions ensemble, cette fois-ci de bon cœur. La traversée cantalienne a chassé les idées sombres.

Voilà l’école.

Le sapin est dans la cour. Chacun des villageois peut ainsi profiter de ses guirlandes.

« Ils ont fait le bon choix en restant dans ce village. Les enfants sont au cœur de la nature. Aucun stress ne les bouscule. Ils ont tout pour être heureux » dis-je alors que Carine gare la voiture sous le préau.

« C’est une heure pour arriver ? Nous sommes allés trois fois vous attendre sur la route en répétant –Mamy et Roland arrivent- Ophélie ne nous croit plus » proteste Florence depuis la fenêtre de l’étage.

Patrick vient nous aider. Son sourire me fait du bien. La relation des jeunes qui aiment le sport avec leur prof de gym est lus intense qu’avec les autres enseignants. J’ai entendu beaucoup de confidences, pansé des blessures, partagé des chants…nous retrouvons ces souvenirs.

Ophélie, bloquée sur les marches du perron, ne sait si elle doit aller vers ces envahisseurs ou retourner vers les bras de sa mère.

« C’est avec eux que tu courais sur la plage » dit sa mère « tu jouais à cache-cache dans les rochers et tu grimpais dans les arbres… »

« C’est nous les fous » dit Carine en soufflant un baiser dans le cou de sa petite-fille.

« Viens voir ma chambre. J’ai des poupées et même un bébé noir. »

« C’est Mamy qui te l’a envoyé. Tu te souviens du film où Roland le portait dans ses bras » rappelle Florence qui se tourne vers moi pour ajouter : « les films animent souvent nos soirées. Il faut revoir sans cesse la mer et les fleurs. Et l’avion aussi. Elle les connaît tous par cœur. »

« Nous avons souvent regardé les vôtres quand nous nous sentions un peu trop seuls » dis-je en l’embrassant.

Leur accueil me rassure. Ils ont accepté notre histoire. Florence aime sa mère. Son père aussi sans doute. Elle respecte leurs choix.

Ah ! Si Aude pouvait raisonner de la même manière ! S’agit-il de raison ? N’est-ce pas plus profond ? Plus égoïste sans doute.

 

 

 

 

 


 

3.12 15

Un petit sapin clignote au même rythme que celui de la cour. Ophélie le montre à sa grand-mère : « celui-là c’est le mien. L’autre c’est pour les enfants de l’école. Tu sais, le Père Noël est venu. Il n’a oublié personne. Tous les élèves ont eu des cadeaux. Il y avait un gâteau et des crottes en chocolat. »

« Laisse les respirer. Ils restent avec nous. Tu les verras demain. »

« On peut jouer encore un peu, s’il vous plaît Madame ? » demande Carine d’une petite voix qui ravit la gamine. Les voilà déjà complices. Les liens du sang, diraient certains. Je sais trop combien de nombreux grands-parents ont du mal à communiquer avec des enfants qu’ils supportent mal, alors qu’un vieux voisin sait entrer dans leur cœur en racontant des histoires ou en leur apprenant à faire des gâteaux ou des sifflets.

« Vous devez être fatigués » dit Patrick « j’ai préparé un petit cordial pour vous redonner des forces ».

« Tu veux bien me tutoyer ? Ça m’aidera à oublier mes cheveux blancs. Nous évoquerons les souvenirs de notre enfance commune. Même si je sais bien qu’il s’agit de la tienne que j’ai un peu partagée. »

« C’est vrai que vous- que tu- ça va être un peu difficile après ces années de profond respect… »

« Ouais ! Du respect ! Quand je pense aux coups de pieds dans mes tibias les jours d’entraînement et à tout ce que j’ai pu entendre dans les cars ! »

« Bon. D’accord. Si tu fais du chantage ! Je vais te tutoyer si tu ne dis rien à Florence. Elle est certaine que nous chantions le répertoire des Petits Chanteurs à la croix de bois. »

« Tu oublies qu’il m’est arrivé de vous accompagner et d’entendre vos chants » dit Florence en entrant.

« D’entendre et de participer » reprend Patrick « en fait, ton père est associé aux meilleurs moments de mon adolescence. J’aimais le sport, et toutes ces sorties étaient des temps forts. »

« Tu ne pratiques plus ? »

« Si. J’ai créé un club de foot. J’ai du travail avant d’en faire des pros, mais on s’amuse bien. Au lieu d’aller au bistrot, ils ont une saine activité. »

« Tu veux faire croire à mon père que vous n’y allez jamais parce que les troisièmes mi-temps n’ont pu franchir les montagnes ? » reprend Florence en riant.

Je n’aurais pu rêver un tel accueil. Carine est assise près du sapin. Elle lit une histoire à la petite qui serre la main de sa grand-mère entre les siennes.

Elle a pu laisser sa famille pour me suivre là-bas. Elle était heureuse, mais ces moments devaient lui manquer. Oubliant tout, elle vit du bonheur de la petite. Pour combien de temps ? Je hais cette maladie tellement injuste… comme s’il y en avait de justes !

Nous vivons une soirée d’une rare harmonie. Il est plus de minuit quand nous gagnons notre chambre. Nous évoquons les temps forts de la soirée, pour les prolonger encore.

« Ce n’est pas parce qu’elle est ma petite-fille, mais elle est vraiment merveilleuse ! »

« N’exagérons rien. Gentille tout au plus. »

Je reçois un coup de poing dans mes abdominaux relâchés : « j’aurais dû te filmer quand tu faisais le tour du sapin à quatre pattes en aboyant derrière le canard sauteur. Tu aurais vu ton air extasié lorsqu’elle était sur tes genoux, ses cheveux accrochés à ta barbe du soir ! »

« Bon ! Disons qu’elle n’est pas désagréable. Mais tu manques vraiment d’objectivité. »

« Ce soir j’ai tout oublié. Hervé. La maladie. J’ai vécu pleinement chacun des moments avec une rare intensité. Comme je suis heureuse qu’ils s’entendent aussi bien. Comme je voudrais les préserver de tout…qu’ils ne sachent jamais…surtout qu’eux-mêmes échappent à cette horrible chose ! Ce virus est monstrueux ! Quand je pense à toutes les familles brisées…à tous les jeunes… »

« Nous étions indifférents comme tous ceux qui se croient préservés. Nous voilà emportés…Allez ! Dormons. Demain nous serons encore avec eux trois. »

 

 



3.13 16

Ophélie vient très tôt nous montrer ses jouets. Nous devons la suivre dans sa chambre. Elle en a partout : sur le lit, sur la table, sur le tapis. On se croirait dans un magasin. Elle ne sait lequel prendre. Elle retrouve enfin sa tortue. C’est avec son amie de toujours dans les bras qu’elle déjeune.

Pendant que Florence et Carine mettent de l’ordre, nous emmenons la petite essayer ses skis dans le pré voisin, puis son vélo dans la cour.

Patrick rit : « il n’y a rien de mieux qu’un professionnel ! Tu devrais rester jusqu’à ce qu’elle ait vingt ans. Et continuer avec son frère. »

« Ah ! Parce qu’il y aura un frère ? »

« Oui. Mais tu n’en dis rien. Il faut laisser le plaisir à Florence de l’annoncer à sa mère. »

Lorsqu’elles nous rejoignent dans le pré, Carine se précipite dans mes bras :

« Je vais être à nouveau grand-mère ! »

« Deux fois plus vieille d’un coup » dit Patrick.

« Je ne vais pas pouvoir rester avec toi, moi qui suis tellement jeune. »

Ophélie nous rejoint pour participer à la partie de boules de neige.

L’arrivée d’une moto nous interrompt.

C’est Denis. Le frère de Florence.

« En moto ! Par ce temps ! » Gronde Carine en prenant son fils dans ses bras.

« Alors ma petite mère. On retombe en enfance ! Jouer aux boules de neige ! Toi ! Et avec mon prof de gym et ma nièce ! »

Celui-là aussi je le connais bien. Il était doué pour à peu près tout…un peu moins pour les activités physiques et sportives. Lui, le fils du champion, je l’ai vu travailler, encore et encore, se faire mal… et, un jour, il a décidé que c’était nul. Il s’est mis à la musique. Il a séché les cours. Il a refusé de passer le bac. Il a fait des petits boulots. Le voilà bûcheron. Pour défier ses bourgeois de parents.

Carine rit. Elle va de l’un à l’autre. Elle questionne. Elle caresse. Elle écoute. Elle est heureuse. Elle vit. Elle a toujours besoin de gens autour d’elle. Ce sont ses petits.

Je pense à nos journées sur l’île du bout du monde. Elle laissait le temps glisser. Elle est si jeune encore. Elle ne peut se contenter de voir les journées s’écouler sans heurt. Elle a besoin de mouvement, de rires et de cris. Même s’il faut y ajouter des pleurs.

Patrick me dit : « c’est la famille. Nous deux sommes en dehors pendant ces moments de retrouvailles. Mais le nid s’est ouvert et les oisillons sont partis. »

Il m’entraîne : « viens ! Prouvons-leur qu’ils ont besoin de nous en allant préparer l’apéritif. »

Il a raison. Ce moment fort est exceptionnel. Ils ne sauraient plus vivre ensemble. Trop de critiques se mêleraient aux bons moments. Ce serait l’enfer ordinaire des générations empilées où chacun parasite l’autre. Les difficultés financières l’imposent parfois, quand ce n’est pas l’incapacité à vivre par soi-même. Chacun subit par obligation économique ou par peur du changement. On empoisonne la vie de ceux que l’on dit aimer.

Aujourd’hui c’est la fête.

Ophélie nous rejoint. Elle n’est plus le centre d’intérêt de ces trois qui ont tant à se dire, se rappeler, partager encore une fois.

La petite retrouve vite son oncle pendant que Florence aide Patrick. Carine me serre la main doucement. Elle sait que je partage leur bonheur.

Je regarde Denis jouer comme l’enfant qu’il est encore malgré son apparence d’adulte. Il peut papillonner un an ou deux encore. J’en connais tant qui ont son âge, raisonnables comme des petits vieux entre l’appartement à payer et la voiture à bichonner. Et d’autres que la vie a déjà brisés et rejetés.

Lui sait qu’on l’aime. Il peut revenir au nid, assuré de trouver de l’aide. Il va d’aventures en expériences pour se découvrir. Le moment viendra bien où ses richesses lui permettront de s’affirmer. Un quelconque hasard ou la bonne personne se présenteront opportunément. Si j’avais eu des fils, je les aurais aimés comme Patrick, avec sa tranquille assurance et comme Denis cherchant sa voie.

Grâce à Carine ils sont un peu à moi. Peut-être quelques-uns de mes mots ou de mes actes, dans les moments passés ensemble, leur ont-ils été utiles.

Patrick revient vers moi : « on t’abandonne, mais tu nous connais trop pour penser qu’on t’oublie. Je suis heureux de partager ces moments avec toi. Je sais tout ce que je te dois. »

« Tu ne me dois rien. C’est toi qui m’as beaucoup donné. Tu vas découvrir tout ça avec tes élèves. C’est une telle chance que de pouvoir apprendre un peu de ce qu’on sait. Donner c’est recevoir. Passer un peu dans la vie des autres…enfin…merci à toi. »

 



3.14 17

« Pourquoi ces remerciements ? Vous êtes bien cérémonieux. » Dit Carine.


« Tu ne peux pas comprendre » dit Denis en riant « c’est une histoire d’hommes. »

Denis nous quitte à la fin d’une belle journée familiale.

Patrick et Florence attendent des amis pour le lendemain. Nous pourrions rester…

Carine accepte de tenter l’expérience du camping-car pour une semaine. Nous laissons la voiture chez le loueur et partons dans un superbe engin. C’est un « intégral ». Nous avons appris que les « capucines » portaient un lit au-dessus de la cabine, les fourgons étaient plus petits et moins coûteux. Suivant les conseils du commerçants, nous voilà dans ce qui se fait de mieux, et donc de plus cher. Après un arrêt permettant d’approvisionner le réfrigérateur, nous sommes comme deux gamins avec un nouveau jouet. Je relis les notices concernant le chauffage, l’eau et le réfrigérateur qui peut fonctionner au gaz ou sur la batterie. Carine prépare le repas que nous prenons dans notre salle à manger au milieu des bois.

Après avoir tiré les rideaux, je descends notre lit pour une sieste, comme sur notre île.

Hors du monde.

Ensemble.

Il n’existe plus que nous et nos corps confondus.

Lorsque j’ouvre les yeux après un court sommeil, Carine me sourit : « Je sais ce qu’est le bonheur. C’est ce que je vis. Qu’importe ce qui arrivera. Ces moments-là sont à nous. »

« Nous en vivrons d’autres. Tant que nous saurons nous retrouver. J’ai bien de la chance. »

« Profitons quelques jours de notre maison roulante. Tu verras Élisabeth après. Finissons cette année seuls, cachés dans nos montagnes. Tu avais raison. Cette manière de vivre me plait. Nous sommes indépendants. »

« Et au chaud. Je vais enfin être utile puisque je devrai veiller sur l’eau, le chauffage…tout ce qui fonctionne sans problème habituellement. »

« Restons ici. La vue est superbe. Personne ne viendra nous déranger. Nous verrons demain. Allons marcher. »

Les journées s’écoulent entre les promenades, les lectures… et les corvées. Il faut trouver de l’eau, vidanger celle qui est usée, trouver des bouteilles de propane... Tout est parfait, avec juste assez de soucis pour apprécier les moments calmes.


Nous arrivons chez Aude.

Comment ma fille va-t-elle nous accueillir ?

Nous les avons invités pour un repas dans notre véhicule.

Je gare l’encombrant engin sur la petite route devant le portail.

Hubert se précipite et reste bloqué devant ce drôle de camion. Sa sœur le bouscule pour sauter dans mes bras comme si elle m’avait vu la veille.

« Tu me fais voir ton camping-car ? »

Aude arrive en grondant : « je vous ai dit de ne pas sortir sans vous habiller. Hervé tu exagères. Tu n’as pas fermé la porte. »

Se tournant vers moi : « tu aurais pu dire à quelle heure tu arrivais. »

Je l’embrasse en riant. « Bonjour ma fille. Je suis heureux de vous revoir. Si vous n’aviez pas été chez vous, nous vous aurions attendus dans notre abri. Venez les enfants dans notre petite maison. »

Hervé prend ma main, alors que Tina grimpe dans les bras de Carine dont Aude a effleuré la joue d’un rapide baiser.

Cet accueil est normal. Ma fille n’aime pas les effusions.

Les deux enfants veulent s’installer au volant avant de découvrir la cuisine et la salle d’eau. Le lit qui descend les ravit.

Je suis heureux de les voir là tous les trois. Heureux et un peu étonné. J’avais peur que… Aude gronde encore : « Hubert ne monte pas avec tes chaussures, fais attention Tina… »

Carine a déjà apprivoisé la petite en lui montrant tous les placards. Je sais combien elle aime les enfants, qui, bien sûr lui rendent son affection.

Gérard entre : « c’est un enlèvement ? Moi aussi je veux partir en voyage. »

Il embrasse Carine avant de me serrer longuement la main.

« Regarde Papa ! Je conduis la maison qui roule de Papy. »

« Ça s’appelle un camping-car » reprend Aude.

« Nous passons à table quand vous voulez » annonce Carine.

« Nous serions mieux chez nous …» dit Carine, interrompue par son fils « moi je veux manger ici ». Sa sœur renchérit : « moi aussi. S’il te plaît Maman. »

Gérard rit : « je crois que tu es minoritaire. Nous sommes trois à vouloir manger dans la rue devant notre maison. C’est original pour un début janvier. »

Il s’adresse alors à moi : « tu pourrais avancer votre engin dans l’allée du jardin. »

« Il est bien lourd. Je ne voudrais pas abîmer… »

« Le livreur de fuel vient avec son camion chargé. Vous serez mieux pour la nuit. »

Je manœuvre le véhicule, assisté par les deux petits qui sont assis ensemble sur le siège passager.

Gérard raccorde la rallonge à une prise favorisant le fonctionnement des lampes et des autres appareils.

Les deux petits décident de manger à la deuxième table pendant que nous nous installons tous les quatre à l’arrière. Carine veille sur eux, ce qui n’empêche pas Aude de les gronder en permanence. Enfant, elle protestait déjà contre son frère plus jeune en lui interdisant tout. Elle ne peut pas plus s’empêcher de grogner contre ses deux petits qu’elle aime.

 

 

 

3.15 18

Gérard est prof de gym. Je l’ai eu comme stagiaire. C’est alors qu’ils se sont connus avec Aude. Très vite ils ont vécu ensemble. Il aime la pêche et la chasse comme les soirées de cartes avec ses copains. Fils unique, il a toujours fait ce qu’il voulait. Ses relations avec Aude sont faites des reproches qu’il subit ou qu’il fuit et des protestations multiples. Les enfants s’adaptent. Les enfants s’adaptent toujours, se construisant dans l’harmonie ou la discorde.

Comme les deux petits veulent bouger, Aude décide que le dessert se prendra dans leur maison. Un message attend sur le répondeur.

« C’est pour vous » dit Aude, tendant l’appareil à Carine « votre fille veut que vous la rappeliez. »

Nous entendons : « Oh ! Non !... Quand ?... Où est-il ?... Oui. Je vais y aller…je te rappelle. »

« C’est Hervé » dit-elle « un accident avec un fusil harpon. Il est à l’hôpital. C’est assez grave… »

« Prenez ma voiture » propose Gérard « je n’en ai pas besoin pendant les jours qui viennent. »

« Je vais t’accompagner » dis-je en l’accompagnant vers le camping-car « nous reviendrons… »

« Mais non. J’en ai pour peu de temps. Je n’y resterai pas. Á quoi pourrais-je servir ? Profite de tes petits. »

« C’est bizarre cet accident. Non ? »

« C’est même invraisemblable. Ils ne sont jamais sous tension et ne portent pas de flèche. Et comment se trouver en face ? Non. Ce n’est pas un accident. »

« Laisse-moi t’accompagner. »

« C’est un dernier rappel de mon passé. Reste avec les petits. »

Gérard me dit, alors que nous regardons la voiture s’éloigner : « Á la pêche ça peut arriver. Mais dans un magasin… »

Aude a profité de notre absence pour coucher les enfants. De longs silences s’intercalent dans la conversation. Gérard s’intéresse à la télé. Aude s’affaire dans la cuisine.

Comment retrouver la vieille complicité des descentes à ski et des épuisantes chevauchées. Nous avons tant couru, nagé ou grimpé ensemble. Tout ce qu’elle aimerait sans doute continuer avec Gérard. Pour lui c’est un travail. Le sport est son métier, pas du tout un loisir.

Je sais qu’elle m’en veut d’avoir laissé sa mère. Et aussi peut-être que Gérard soit ce qu’il devient.

Elle a tout pour être heureuse avec ses beaux petits, un métier qu’elle a choisi, un homme gentil, une belle maison… Et on dirait qu’elle en veut à la terre entière. Comme sa mère, avec la même incapacité à profiter du moment présent que la moindre imperfection vient gâcher. Même sans importance. Elle ne voit que ça, et, qui plus est, il faut qu’elle en parle.

Je pense à Carine.

Je devrais être avec elle. Ce qui lui arrive fait partie de notre vie. Nous devrions être ensemble pour l’affronter. Il lui a donné cette terrible maladie. Il l’a blessée. Et elle se précipite…

Je prends conscience de ma jalousie. C’est bien de cela qu’il s’agit.

Je tente de me reprendre.

Je devais y aller. Elle se sent responsable. Le choc du retour…l’enfance de l’autre… ce n’est plus son affaire… depuis deux ans.

Après ces moments de paix totale et de solitude, nous voilà plongés dans les turbulences. Avec les rires des enfants et toutes ces tensions et ces drames.

Tout ça à cause d’un virus.

Il aurait mieux fait de se tuer après ses aventures homosexuelles. Nous n’en serions pas là.

Je prends conscience de la peur qui me gagne. La peur de tout perdre.

S’il était mort il y a trois ans, Carine aurait géré son magasin. Ce trop plein d’activité aurait empli sa vie. Je serais seul. Je n’aurais pas connu ces journées merveilleuses.

« Je suis un vieil imbécile ! »

« Tu parles seul maintenant ? » dit Aude qui revient.

« As-tu des nouvelles de ta mère ? »

« Elle va bien. Elle prépare sa rentrée. »

Gérard annonce : « je vous laisse un moment. J’avais dit à Louis… »

« Ah ! Non ! Tu ne vas pas partir maintenant ! De toutes manières tu n’as plus ta voiture. »

« Je prends la tienne. Je reviens tout de suite. Profite de ton père. »

« Et voilà. Comme d’habitude. »

« C’est normal à son âge. Il ne peut rester… »

« Et moi ? J’ai le même âge ! C’est vrai que je ne suis qu’une femme ! C’est normal que je reste à la maison. »

« Tu aurais pu l’accompagner. J’aurais veillé sur les enfants. »

« Pour aller jouer au bridge ou au poker ? Non ! Très peu pour moi. Mais ce soir il aurait pu rester avec nous. »

Elle change de chaîne et se plonge dans un film.

C’est ma fille.

Á trente ans est-ce encore …c’est une adulte qui pourrait être une amie. J’espère que nous nous retrouverons. Plus tard. Ou alors… pas plus que je n’ai retrouvé mes parents… comme pour toutes les familles…

Pour l’instant je ne suis pas sa vie. Je ne lui apporte rien.

 



3.16 19

Hubert entre et vient se blottir dans les bras de sa mère.

« Profite de Papy » dit-elle en le posant sur mes genoux. Il se serre contre moi, dans ce moment de confiance dont ont besoin les enfants au réveil.

Il voulait sa mère. Celle que Tina lui a prise.

Aude n’est pas câline. Sa mère ne l’était pas non plus, tout comme sa propre mère. Je l’ai souvent gardée dans mes bras quand elle était bébé. Elle adorait les caresses et les baisers.

Tina émerge à son tour et court vers les jeux que nous avons apportés.

Les enfants décident de jouer dans le camping-car. Je suis vite à cours d’idées…Ah ! Si Carine…Les enfants sont tellement bien avec elle.

Que fait-elle ?

Pourquoi ne revient-elle pas ?

Et si ?…Bien sûr qu’elle va revenir. Elle ne sait pas refuser un service… elle…me retrouver seul !

Aude entre : « tu vas retrouver tes activités maintenant que te voilà de retour. »

« Oh ! Non ! Certainement pas. J’ai assez donné. Aux autres maintenant. »

« Tu ne vas pas rester des années à ne rien faire que dormir et manger quand même ?Tu n’as pas pu vieillir à ce point ! »

« J’ai changé. Mon environnement aussi. »

« Parce que tu l’as voulu. »

« La retraite ? »

« Tu me comprends. Ma mère. La maison. Tes activités bénévoles… »

« Je ne pouvais pas continuer chaque jour comme la veille. »

« Tu as préféré fuir en nous laissant tous. »

« Fuir ? Oui sans doute. Vous laisser ? Tu sais que non. J’aime tes enfants. Mais ils sont encore petits. Vous n’avez pas besoin de moi. »

« J’avais quatre ans quand tu m’as appris à nager. C’est l’âge d’Hubert. »

« C’est avec son papa qu’il va apprendre la vie. Un grand-père n’est là que pour le superflu, l’écoute, les promenades… »

Gérard entre pour s’entendre dire : « déjà ? Nous avons de la chance. »

Il me fait un clin d’œil et prend Tina dans ses bras. « Viens jouer. Je t’apprendrai à ne pas engueuler les hommes. »

« Et voilà. C’est ma faute. Hubert ! Ne touche pas aux livres ! Je te l’ai dit cent fois ! »

C’est ma famille.

S’il se fait disputer à chacun de ses retours, il en retardera un peu plus l’heure. Elle le sait. Elle ne peut rien changer à son comportement. Pas plus qu’elle ne cessera de gronder le petit qui ressemble à son père et se tait lui aussi.

Je devrais les détendre. Jouer. Rire. Chanter.

Je ne sais pas le faire quand tout le monde est grincheux.

« Si nous buvions un verre pour fêter l’année nouvelle ? Tu préfères du champagne ou un apéritif ? »

« Comme tu voudras. »


Une voiture se gare.

Carine !

Je la serre dans mes bras.

« Il a tiré une flèche. Il avait visé son cœur. Il l’a manqué de peu, mais la blessure est grave. Il aura des séquelles, peut-être une hémiplégie. Il a assuré que c’était un accident. Il vérifiait les fusils harpons avant de les mettre en rayon…il a glissé. Je lui ai dit que je ne le croyais pas. Il m’a avoué l’avoir fait exprès. Il ne voulait pas affronter ce qui l’attendait. Je crois qu’il va s’en sortir. »

« Je peux dormir avec vous dans le camping-car ? » Demande Hubert à Carine.

« Bien sûr. Demande à Maman. »

« Nous pourrons aller passer la nuit au bord du lac » lui dis-je.

Je suis calme.

Tout va bien.

Elle est là.

Dès la fin du repas nous partons avec Hubert. Nous avons promis à Tina de l’emmener demain.

Nous installons mon petit-fils dans son lit. Carine lui raconte une histoire. Quand il s’est endormi, elle me dit : « sortons s’il te plaît ».

Qu’y a-t-il d’important qu’elle ne m’a pas dit ? Comme toujours, j’imagine le pire. Pour me défendre. Si le pire arrive je serai préparé. Si c’est moins grave, le choc sera atténué. J’ai rôdé depuis longtemps cette manière d’être qui noircit exagérément des moments qui ne le méritent pas. Elle m’a souvent permis de résister.

Carine se blottit, le front contre ma joue.

« On lui a fait toutes sortes de contrôles. Il est séronégatif. »

Bon ! Il n’a pas le Sida. Très bien pour lui.

Mais alors ! Si ce n’est pas lui… ce n’était pas Carine…c’est donc moi !

« C’est moi ! »

« Sans doute. Cette femme… »

« C’est moi qui t’ai empoisonnée ! Moi qui dis t’aimer, je vais te tuer ! »

 

 

 

 

 


 

3.17 20

«  S’il te plaît, souviens-toi. Tu parlais d’accident. De la route défoncée juste après le virage. Tu n’y es pour rien. Pas plus que je ne l’aurais été. Comment aurais-tu pu te douter… »

« J’aurais dû. Elle prenait la pilule. Ça m’a suffi.

Alors ça vient d’elle. Il faut que je le lui dise. Élisabeth aussi…et le mari de cette femme…Jusqu’où faudra-t-il remonter ? Combien de vies ? »

« Ils sont des millions dans le monde… »

« Je sais. Pour moi c’était ailleurs. Des articles de presse. Des émissions télé. Des visages inconnus. Des histoires d’étrangers…Pourras-tu me pardonner ? »

« Tu n’as pas le droit de me parler ainsi. Il y a encore quelques minutes tu croyais que c’était moi. Est-ce que tu m’en voulais ? »

Elle s’éloigne un peu de moi pour me regarder avec inquiétude.

« Tu me disais que ce qui nous arrivait ne pouvait concerner l’un plus que l’autre. Qu’il n’y avait que Nous…Tu ne le pensais pas ? »

« Bien sûr que si. Tu as raison. Pardonne-moi. C’est encore un vieux compte à régler avec mon enfance : je dois être celui qui protège et non celui qui crée les problèmes. Et là…je t’ai parlé de mon père…cette image de malade tout au long de mon enfance et de mon adolescence…je ne voulais surtout pas, moi aussi…Pardonne-moi. Je voulais te rendre heureuse et… »

« Laisse-moi t’aider. Moi aussi j’ai besoin d’être utile. Je sais ce que tu ressens. C’était difficile pour moi d’être celle qui apportait cette maladie. Tu m’as aidée. Nous sommes tous les deux. Ensemble pour tout. Tu m’as pris le fardeau. Nous sommes atteints tous les deux. Ensemble. De la même manière. Qu’importe l’origine ?

Rentrons nous mettre au chaud avant que le froid ne nous pénètre. »

Un long baiser nous unit.

Nous nous réchauffons sous la couette, bien serrés l’un contre l’autre. Sa main caresse mon visage. Les noires pensées s’estompent.

Elle est là.

C’est vrai qu’elle doit se sentir plus légère. Elle n’est plus responsable. Á moi de surmonter les conséquences de mon erreur. C’est ma stupidité. Mon inconscience. Comment penser que Laure, avec sa petite vie bien rangée, au fond de ce canton rural où tout se sait… Bien sûr s’il y a eu notre histoire…elle m’avait dit sa fidélité…c’est sans doute son mari. Avec ses sorties permanentes, de nuit comme de jour, les alibis étaient tout trouvés. EDF a bon dos avec ses missions au service du public. Il a pu avoir des aventures.

Où finira cette histoire ?

J’entends le souffle régulier de Carine.

Je la libère en portant la faute.

La faute ! Quel mot stupide ! Et pourquoi pas la punition du péché ? Mais pourtant c’est ma faute. Ma très grande faute comme disent les adeptes du culte d’Élisabeth.

Je devrai lui dire…lui parler aussi de Laure. Rien ne m’y oblige, mais je préfère qu’elle ne puisse le reprocher à Carine. Parce que du fond de sa charité chrétienne, elle en fera des reproches. « Pardonnez-leur » disent-ils dans sa secte qui inventa l’Inquisition. «La charité », vertu première de ceux qui vivent dans des palais à Rome, des banques emplies d’or et une multitude d’immeubles devant lesquels errent les pauvres sans domicile.

 



3.18 21

Hubert s’éveille le premier. Je lui fais découvrir la douche pendant que Carine prépare le petit déjeuner. Le soleil traverse les branches nues pour éclairer les bandes de brouillard flottant sur le lac.

Les oiseaux chantent autour de nous cette fin de nuit qui n’a pas été trop rude.

Nous suivons du regard un rapace qui vient de saisir un poisson imprudent. Le prisonnier s’agite dans les serres de son bourreau. Un autre oiseau tente de voler la proie du pêcheur dont les serres sont piégées par sa victime qui l’alourdit. Pour mieux se défendre, il laisse tomber le poisson que les deux chasseurs tentent de rattraper en piquant désespérément.

Je parle à Hubert, ravi de cette aventure, des animaux qui doivent se battre pour survivre. Il m’écoute avec attention avant de dire : « j’en ai vu beaucoup faire ça à la télévision. » Nous marchons autour du lac. Nous faisons des ricochets. Nous cassons la glace, là où l’eau peu profonde a permis sa formation.

Je retrouve les plaisirs que j’éprouvais lorsque j’apprenais le monde à mes enfants.

Carine nous rejoint : « je croyais que tu ne savais pas jouer avec les enfants ? Je vous entends rire depuis un bon moment. Je t’ai vu courir comme un gamin. »

Hubert prend nos mains et nous entraîne en courant vers le camping-car.

C’est vrai que je suis bien.

Il a fallu que je parte pour comprendre ce qui me faisait avancer. Ce besoin irrépressible d’affronter seul les obstacles. Ce qui me poussait ailleurs quand tout allait trop bien : lorsque j’étais admis et que mes idées emportaient sans peine les décisions.

Je devais me prouver que je surmonterais les nouvelles difficultés en recommençant toujours. Je n’étais pas la victime que fut mon père. Je ne serais jamais pauvre. Il m’arrivait souvent de feuilleter les petites annonces pour me dire que je pouvais postuler pour cet emploi de chauffeur de car ou de maître nageur qu’on recherchait. Je ne risquais donc rien. Ma famille non plus.

J’exigeais de mon corps qu’il soit toujours résistant. Dans l’eau comme sur la neige…partout où celui de mon père n’avait pu aller.

Je pouvais maintenant affronter ces vieilles peurs.

La présence du petit, le soleil de ce matin d’hiver, ces mois vécus au loin…et ce virus.

Il m’avait fallu tout ça pour me trouver. Voilà. Maintenant je savais. J’allais vivre tranquille.

Le temps qu’il me restait.

Hubert m’a oublié. Carine joue mieux que moi. Elle accepte de se tromper. Elle rit. Elle obéit aux désirs du petit.

Cette matinée restera un moment de pur bonheur. Nous alternons les retours au chaud pour dessiner ou chanter avec les courses et les jeux au bord du lac.

Quoi de mieux qu’un enfant pour faire apprécier la vie ? Pour retrouver l’essentiel ?

Seul, je m’impatienterais déjà. Carine rit. Explique patiemment. Écoute. Recommence. Comment faisait-elle pour vivre là-bas sans ouverture aux autres ?

Le petit dévore le repas préparé. Il accepte sans rechigner de retrouver son lit pour la sieste.

Nous restons assis l’un contre l’autre. Nos mains communiquent ce que nous n’avons pas besoin d’exprimer : la richesse de ces moments, le bonheur partagé.

Elle me sourit. Ses lèvres effleurent les miennes.

« Tu vois que nous aurons des moments heureux. La vie est belle. »

Au réveil du petit nous repartons chez Aude. Nous y serons à l’heure dite.

Il raconte à sa mère, qui l’écoute distraitement, tout ce qu’il a découvert : les poissons, les oiseaux, les cailloux, les jeux… Elle l’interrompt parce qu’il n’a pas changé ses chaussures.

Lui qui voulait partager…

Carine annonce notre départ. Elle doit aller à l’hôpital.

Hubert a retrouvé la télé. Comme sa sœur, il accepte distraitement un baiser. Tout est rentré dans l’ordre.

 



3.19 22

Je dois appeler Laure.

Son numéro me revient que je n’avais jamais noté. C’est celui de son bureau. Elle s’absente de temps en temps pour se rendre chez un client qui ne peut se déplacer. Nous nous retrouvions à ces occasions. Quelques rencontres brèves qui m’avaient laissé croire que nous aurions pu vivre ensemble.

Elle ne pouvait abandonner ses habitudes ni surtout sa maison. Notre aventure avait suffi pour quelle se sente encore une femme. Elle était désirée.

J’aurais pu partir avec elle.

Nos rencontres se sont espacées jusqu’au jour où je ne suis plus venu. Sans explication définitive. Sans aucun heurt ni reproche.

« Madame Marton ? »

« Oui. C’est… »

« Tu es seule ? »

« Oui. Mais je croyais …tu ne m’appelles pas de là-bas ? »

« Je suis rentré depuis quelques jours. »

« Je n’ai pas beaucoup de temps. J’attends un client… »

« Je voudrais te parler. Il faut que je t’informe… »

« Tu ne peux pas le faire par téléphone ? »

« Ce n’est pas facile. C’est important. »

« Je ne pourrai pas te rencontrer ces jours-ci. Dis-moi...

« Tant Pis. Je suis séropositif. »

Après un long silence : « tu veux dire…le Sida…c’est elle ? »

« Non. C’est pour ça que je t’appelle. Ce n’est pas de son côté. C’est du mien. Il faut que tu fasses un contrôle. »

« Tu pourrais me l’avoir donné ? »

« C’est le contraire. »

« Qu’est-ce que tu veux dire…ce n’est pas possible…il n’y a eu que toi. »

« Il faudra que tu demandes à ton mari de faire une analyse de sang. »

« Benoît. Ce serait lui. Bien sûr. Où puis-je t’appeler ? Il n’est pas là ce soir. Une réunion…ou…oui…sans doute une autre femme. Je le savais. Mais je ne pensais pas… »

« C’est moi qui t’appellerai. Á quelle heure veux-tu ? »

« Vingt heures… Bonjour Madame. Asseyez-vous »

Comment va-t-elle pouvoir parler comptabilité après cette annonce ?


Carine est silencieuse. Elle savait, mais cette communication rend présente cette femme. C’est comme lorsqu’elle parlait au musicien. Mais la réaction violente de son ancien amant me l’avait rendue avant l’évocation de souvenirs… Là, elle a dû imaginer… »

« Elle n’a pas voulu me voir. Je n’y tenais bien sûr pas, mais dire tout ça au téléphone ! Je la rappellerai. Elle a compris que c’était son mari. Elle savait depuis longtemps qu’il avait des aventures. Et ce type a failli tuer ton ex mari ! Il va nous détruire ! »

Carine pose sa main sur mon bras :

« Lui non plus n’est pas coupable. En fait, personne ne l’est. Tout au plus nous avons tous été imprudents. Nous devrons dire et répéter que chacun doit être vigilant. Que personne n’est à l’abri. »

« Comment se protéger, donc se méfier, de son époux, de sa femme ? Et tous ces adolescents pour qui l’amour est évidemment fait de confiance aveugle…pour qui l’envie de mourir pour l’autre, avec l’autre, fait partie de la passion. Comment pourraient-ils vouloir s’en défendre ? Cela n’a pas de sens. »

« Cette maladie poursuivra ses ravages, chez les nymphomanes et les Don Juan, comme chez tous ceux qui aiment. Les confiants ne peuvent devenir méfiants. Que signifierait se méfier de ceux qu’on aime ? »

 

 

 

 

3.20 23

Nous approchons d’Aurillac.

Carine visitera son ex mari pendant que je rencontrerai Laure.

« C’est le moment le plus difficile. Après nous partirons. Où tu voudras. Nous oublierons ces gens qui reprendront leur place sur les étagères de notre passé. »

« Madame parle comme un livre. Madame devrait écrire. »

« J’y pense. Nous devrons le faire pour informer les autres…leur éviter ce qui nous arrive. »

« Crois-tu que nous aurions changé quoi que ce soit en lisant un livre racontant une histoire proche de ce que nous subissons ? »

« Peut-être un lecteur échapperait au piège. Sauver un homme ou une femme qui, lui-même ne contaminerait pas… ce serait couper une chaîne. Nous devrions témoigner de ce qui nous atteint devant les médias. »

« Nous en reparlerons. Je n’ai pas très envie de me retrouver sur un plateau télé pour renforcer l’Audimat et faire pleurer dans les chaumières. »

« Á cause des enfants ce sera impossible. Et pourtant… s’il s’agissait d’un accident de la route ou du paludisme…pourquoi faudrait-il cacher cette affection ? En quoi est-elle honteuse ? Á l’heure où les lépreux se montrent il faut une nouvelle peur. Une maladie honteuse envoyée par le ciel et qui n’atteindrait que les mauvais. »

« C’est une croisade qu’il faudrait entreprendre. Même le cancer s’appelle toujours –longue et cruelle maladie- alors le Sida ! Les bien pensants disent –ils l’ont bien cherché. Ils n’avaient qu’à être fidèles- Je vais entendre Élisabeth me tenir ces propos.

J’irai demain. Une par jour c’est déjà beaucoup.

Ce matin, je pensais à mon besoin maladif d’affronter des épreuves. Je suis comblé. Tout ça survient au moment où, grâce à toi, je deviens sage. Au moment où je me connais un peu mieux. Alors que je n’ai plus besoin de me prouver que je suis fort et capable de combattre les dragons ou couper les ailes des moulins comme le vieux don Quichotte. »

« J’ai un peu de mal à comprendre. Il faudra que tu me dises tout ça plus tranquillement. »

Je dépose Carine à la porte de l’hôpital.

« Je vais garer le camping-car sur l’aire réservée au bord de la Jordanne. Il fera nuit quand tu sortiras… »

« J’aurai besoin de marcher. Pense à moi. »

Je fais le plein d’eau. Je vide les eaux usées. Je raccorde le véhicule à la prise électrique. Je lance le chauffage.

Ces tâches m’évitent de penser. Le chez nous mobile dont je rêvais, toujours prêt pour les changements d’horizon est propre à satisfaire les bougeants que nous sommes. Les instables comme disent ceux qui trouvent leur bonheur dans l’immobilité.

Il est peut-être un peu tard pour ce style de vie. Prendrai-je longtemps du plaisir à toutes ces activités qui deviendront des corvées, alors qu’une maison banale a su nous en débarrasser ? Le bonheur de la recherche permanente de l’eau, du branchement électrique, de la zone de stationnement…tous les jours ! C’est beaucoup.

Changer de maison est facile. Cette mobilité plus bourgeoise me conviendra sans doute mieux. Un camping-car plus petit facilitera des échappées. Nous en parlerons.

 

 



3.21 24

Cette visite rapide se prolonge beaucoup. Qu’a-t-elle donc à lui dire ?

Elle le réconforte. Elle se sent coupable. Cette annonce brutale…par ma faute. Je ne suis quand même pas responsable de ses problèmes d’enfance.

Je chasse l’idée que sa mort aurait facilité les choses. Elle revient. Suis-je en train de devenir un misérable égoïste ? Est-ce la proximité de ma mort qui me fragilise ainsi ?

Ou simplement la jalousie.

J’entre me mettre au chaud. J’essaie de lire. J’écoute un peu la radio.

J’appelle Laure.

« J’attendais ton appel. »

« Tu ne préfères pas que nous nous rencontrions ? »

« Tout va bien. Benoit est près de moi. »

« Tu lui as dit ? il sait qui … ? »

« Nous avons longuement parlé. Nous nous sommes retrouvés. Nous irons ensemble demain pour l’analyse…nous sommes prêts. »

« Il faudra informer celles qu’il… »

« Bien sûr. Dès que nous aurons les résultats du labo. Nous regrettons pour toi. Et pour celle avec qui tu vis. Peut-être ta femme aussi… »

« Je ne l’ai pas encore rencontrée. C’est possible. »

« Nous sommes bien punis pour ce moment d’égarement. Benoit m’a dit qu’il ne m’avait trompée qu’avec une seule femme. C’était à un moment où nous nous éloignions… refusant de vieillir…ce qui m’a conduit vers toi…après toutes ces années heureuses…nous voilà bien punis… sais-tu combien de temps il peut nous rester à vivre ? »

« Personne ne le sait. Les médicaments sont devenus plus efficaces. D’autres vont être inventés. »

« Au moins nous serons ensemble pour affronter les mauvais jours, jusqu’à la fin, sans que rien ni personne ne vienne plus nous séparer. Il fallait cette épreuve… »

Je les entends parler avant qu’elle ne me dise : « Benoît te demande de lui pardonner… »

« Écoute, c’est ridicule. C’est ton mari. Je n’avais qu’à… Je te rappellerai dans quelques jours. Personne n’est coupable. Á bientôt. »

Je vois Carine traverser le pont. Elle avance sans se presser, comme s’il ne lui tardait pas…

« Bonsoir madame. Vous êtes seule ? »

Elle se serre dans mes bras et dit à la fin du baiser qui nous a rendus l’un à l’autre : « je ne serai plus jamais seule. J’aime un homme qui m’aime. »

Après le potage que j’avais réchauffé, nous racontons les événements que chacun de nous a vécus, blottis l’un contre l’autre dans notre lit bien chaud.

« Le mari de Laure me demandait pardon ! Te rends-tu compte de la situation ? Le mari qui demande à l’ancien amant de sa femme de l’excuser parce qu’il l’a contaminé ! Cette maladie conduit à des renversements étranges. Il aurait pu m’insulter, me menacer même, ou tout au moins me reprocher ma relation avec son épouse…Il s’excuse ! »

« Il se sent fautif vis-à-vis d’elle. Ils ont dû vivre un moment difficile lors de ces aveux. »

« Ils vont affronter l’épreuve ensemble. Ils se sont retrouvés. »

« Sait-il d’où peut venir ?... »

« Il aurait eu une relation passagère. Je n’en sais pas plus.

Et toi ? Qu’as-tu fait pendant tout ce temps où tu m’as abandonné dans cette ville inconnue ? »

« Nous avons beaucoup parlé. J’ai rencontré le chirurgien…il restera de graves séquelles. La flèche a atteint la colonne vertébrale. La moelle est lésée. Il va peut-être perdre l’usage de ses jambes.

Il le sait.

Il paraît l’accepter. Je dirais même qu’il semble soulagé. Comme si le fait de souffrir et demeurer infirme effaçait les problèmes du passé. Il analyse ainsi sa réaction. Je ne l’ai jamais vu aussi tranquille. Serein.

Nous avons parlé du magasin et des affaires en cours. Il n’y a pas de problème immédiat. Les vendeurs feront face.

Pour les commandes à confirmer, les relations avec la banque et les fournisseurs c’est plus compliqué. Je passerai au magasin demain matin. Il faudra que je suive un peu tout ça. Je ne peux pas laisser… »

« Si tu ne m’avais pas rencontré, rien ne serait arrivé. C’est ma faute… »

Je la sens se crisper. Pourquoi faut-il ?...

« Ce n’est pas ça. Je pouvais abandonner le magasin quand tout allait bien et tant qu’il s’en occupait. Mais je le tiens de mes parents. Je ne peux le laisser perdre. Il est aussi à mes enfants. Á leurs enfants après eux. C’est comme pour un paysan qui doit laisser à ses descendants les terres que ses ancêtres ont labourées avant lui. »

Je n’entends que les –je- et les –mes-. Tout ce qui rejette celui par qui le malheur arrive.

Le silence nous rend à nos pensées.

Je vais rencontrer Élisabeth.

Je retrouverai Carine à l’occasion des repas.

Chacun aura sa vie.

C’est la fin des deux années de partage.

 

 

 

 

 


 

3.22 25

Je dors mal.

Les bruits de la circulation me réveillent bien avant le jour.

La respiration de Carine indique qu’elle ne dort plus. Elle pose sa tête sur mon épaule et nous restons longtemps silencieux.

Elle se lève après un baiser distrait.

Chaque matin je la verrai partir au travail.

Tout ce que j’ai voulu fuir.

Enfermé dans cet espace réduit je devrai attendre.

Nous parlons du temps. Des voitures. Du repas de midi. Tous les mots ordinaires permettant de ne pas communiquer.

Je la regarde s’éloigner. Elle me sourit depuis le pont.

Je dois me ressaisir. Réagir. Lutter.

Aujourd’hui c’est mercredi. Élisabeth ne travaille pas. Si je téléphone elle va me raccrocher au nez. Il faut que je la rencontre. Ma décision prise, je suis délivré.

La douche me ragaillardit. Je chausse des tennis. Quelques kilomètres remettront mes idées en place. Je croise des gens de mon passé. Comme j’ai relevé mon col et que je marche vite, personne ne fait attention à moi. On ne m’attend pas.

Je suis heureux de retrouver ces lieux familiers. C’est bien mon territoire. Comme tous les animaux, j’ai besoin de repères.

Plus j’approche de la maison, plus je suis certain que la réception sera désagréable. Je me prépare au pire. Même à entrer de force. Chassé par la police de ce qui reste ma maison serait une situation originale. Je sais que la peur du scandale la calmera.

Je sonne.

Je l’entends arriver.

La porte s’ouvre et se referme aussitôt.

« Va-t-en ! Je ne veux plus te voir ! »

Mon pied bloque la porte. Élisabeth part vers le salon en criant : « de quel droit… ? Et tu uses de la force. »

Elle prend le téléphone et dit : « sors ou j’appelle… »

« Qui ? Qui veux-tu appeler ? Aucun juge, aucun policier ne peut me chasser de ce lieu qui m’appartient autant qu’à toi.

Assieds-toi.

Si je suis venu c’est parce que j’ai une raison grave. »

Elle reste derrière un fauteuil, à l’autre bout de la pièce, alors que je m’assieds. Elle n’a pas beaucoup changé. Elle est déjà maquillée. Personne ne doit jamais la voir dans une tenue négligée.

L’apparence.

Toujours.

Si elle savait combien les autres attachent peu d’importance à ses faits et gestes, trop occupés à s’intéresser à eux-mêmes. Elle a besoin d’imaginer qu’on la regarde. Qu’on la juge. Que tous ceux qu’elle croise sont attentifs à une petite tache sur l’ourlet de sa jupe. Qu’une mèche rebelle les fera se retourner.

En plus du regard des humains elle subit celui de son dieu qu’elle emmène partout, à qui elle rend compte de tout.

A-t-elle fait cette carapace au fur et à mesure de mon éloignement ou a-t-elle toujours vécu ainsi ? Est-ce que c’est cet enfermement qui m’a fait prendre de la distance ?

Qu’importe maintenant.

Nous voilà face à face comme des ennemis. Après trente années de vie commune.

« Tu vas te décider à parler ! »

« Je pense que tu devrais t’asseoir. Tu risques d’en avoir besoin. »

Après un rire sans joie elle dit : « crois-tu donc me dire quelque chose qui aurait la moindre importance ? Mon pauvre Roland ! Tu ne changeras donc jamais. Toi le nombril du monde ! Toi l’homme important ! Si tu savais comme je te méprise ! »

« Bien. Tu me facilites les choses. Je suis séropositif. Sans doute depuis longtemps. Ce qui veut dire que tu l’es probablement toi aussi. »

Elle hurle : « non seulement tu m’as trahie, mais en plus tu m’empoisonnes. Cette pauvre fille avec ses fréquentations… »

« Tais-toi ! Ce n’est pas Carine. Elle est négative. C’est une femme que j’ai connue avant elle. Son mari l’avait contaminée… »

« Mais quelle vie menais-tu donc ? Combien y a-t-il de ces femmes perdues avec des maris complaisants ? Comment ai-je pu… mon Dieu ! Je ne méritais pas ça !

Tu es un monstre !

As-tu pensé aux enfants ?

Ils vont voir leur mère mourir du Sida ! Oh ! Comme je voudrais que tu souffres ! Et toutes ces femmes avec toi ! »

« Je reconnais bien là ta charité chrétienne. Reprends-toi. Va au laboratoire. Fais-toi tester. Tu peux avoir une chance… »

« Une chance ! Tu m’as salie ! Abandonnée ! Ridiculisée !

Une chance ! Comme j’aurais voulu avoir celle de ne jamais te rencontrer ! »

Je sors en la laissant à ses malédictions.

 

 



3.23 26

La deuxième heure de marche m’aide à mieux comprendre. Connaît-on jamais quelqu’un ?

Qui est Élisabeth ?

Celle des débuts qui riait en me disant ses peurs et ses envies ?

La femme de devoir que les gens rencontrent avec ses petits-enfants ou ses élèves ?

La furie que je viens de rendre à sa solitude et ses angoisses ?

Elle est tout ça. Et bien d’autres choses que personne ne saura jamais. Même pas elle. Surtout pas elle.

Je ne sais qui a dit : « la chimère est ainsi faite, chacun de ses éléments étant vrai, elle reste quand même un rêve. »

Nous sommes tous des chimères. Ceux qui croient nous connaître ne voient que quelques éléments du moment, à partir desquels ils construisent le personnage que nous ne sommes pas. Si le regard porté change, ou si une autre facette apparaît, l’ensemble devient autre. Ainsi vont les relations humaines. Forcément subjectives et provisoires.

Carine prépare le déjeuner.

« Nous ne sommes donc que des chimères aux yeux des autres » dis-je en la prenant dans mes bras.

Son rire des beaux jours tinte : « L’entrevue a dû être difficile non ? »

Je raconte ce qui s’est passé. Elle me dit sa matinée. Elle a retrouvé toute son aisance à régler les problèmes. Elle est même allée à l’hôpital, informer son ex-mari.

« J’ai parlé avec un médecin de mes amis. Il m’a examinée et m’a donné un traitement. Il affirme qu’au stade où j’en suis, la maladie est loin de se déclarer. Mes défenses sont sérieuses. Il procèdera à des analyses complètes. Il faut que tu le rencontres sans tarder. Nous devons affronter la bête. Et profiter de toutes les belles années qui nous restent. »

Nous feuilletons le guide des gîtes ruraux que Carine a apporté, ainsi qu’une documentation de l’Office du tourisme sur les logements meublés.

« Nous devons rester un peu dans la région. Dès qu’Hervé sortira je lui laisserai le magasin. C’est l’occasion pour Denis d’aider son père. »

« Ton fils a toujours voulu dépasser son père. Il était réduit à l’admiration par ce symbole de réussite. Il va enfin pouvoir se réaliser.

Je serai donc l’homme au foyer. Le repos de la femme d’affaires.

Si tu dis que c’est provisoire…si tu veux bien que nous partions un jour ou deux dans notre maison roulante pour échapper au monde…je serai prêt à tout affronter. »


Nous roulons au hasard dans la campagne.

Rien ne peut nous atteindre.

Nous n’avons ni âge ni passé.

L’avenir n’existe pas.

Seul comptent ces moments d’une intensité et d’une profondeur exceptionnelles.

Après avoir rendu le camping-car, témoin de ces journées, nous reprenons le chemin d’Aurillac dans notre voiture.

Carine part au magasin pendant que je visiterai une maison qui nous a plu. Elle est posée tout en haut d’un hameau comptant deux fermes. Au bout du monde. La vue est admirable. Le toit de lauzes, trop en pente, n’a pas retenu les derniers flocons.

Tout ce que nous voulions est là, de la grande cheminée aux meubles d’une autre époque, aussi simples que robustes.

Une tanière ou un refuge. Nous pourrons y être heureux. Il ne manque ni une petite cuillère ni un oreiller. Elle est équipée pour accueillir les touristes. Personne d’autre que nous ne saurait s’y intéresser en plein hiver.

 

 



3.24 27

Je vais chercher Carine au magasin. Nous n’avons rien à cacher. Les vendeurs me saluent gentiment. Je les connais tous.

Quand nous partons, une vendeuse nous rattrape : « la lettre pour Monsieur… »

« C’est vrai. Un homme l’a apportée alors que j’étais au bureau. Je ne l’ai donc pas vu. »

Carine me laisse pour acheter le nécessaire pour le soir.

Deux feuilles identiques provenant du même laboratoire. Au dos de la première, quelques mots gribouillés : « si je t’avais trouvé à la sortie du labo, je te foutais mon poing dans la gueule. Règle tes problèmes sans nous. Salut. »

Les résultats, au nom de Laure et Benoît Marton :

NÉGATIF !

Le même mot figure sur chaque feuille.

Au dos du deuxième résultat, je lis :

« Roland,

Nous sommes tellement heureux.

Je sais que c’est peu généreux de t’écrire ces mots, mais quel soulagement ! Nous ne tuerons personne. Grâce à toi, nous venons de vivre des journées extraordinaires. Nous ne nous parlions plus. Indifférents. Presque hostiles. Nous venons de découvrir combien nous avions besoin l’un de l’autre.

Nous allons profiter de la vie.

Courage !

Que te souhaiter d’autre ?

Laure. »

Je retourne les deux feuilles en cherchant une solution.

C’est incompréhensible.

Je n’ai eu personne d’autre. Ou alors c’est si loin.

Carine a-t-elle pu me cacher… ? Non ! Oublier ? C’est idiot ! Comme si on pouvait oublier…depuis Pasteur on sait que la génération spontanée n’existe pas.

Alors ? Un moustique ? Une guêpe ? On dit que c’est impossible. Et pourtant le virus du chicoungounia se transmet bien de cette manière. Pourquoi pas le Sida. Deux personnes piquées par le même insecte… le sang de l’un passant à l’autre…

Le bruit du coffre m’arrache à mon hébétude.

J’aide Carine à transférer le contenu du caddy que je vais ranger après avoir tendu la lettre et ses mystères.

« C’est donc ta femme. »

« Tu es folle ! C’est… »

Quelle autre possibilité ?

Élisabeth !

Oui !

C’est évident.

« Pardonne-moi. J’avais tout exploré : les oublis, les moustiques…mais ça ! Comment aurais-je pu ? La sainte femme murée dans ses principes…le devoir…la vertu…Son bon dieu va en prendre un sacré coup ! »

« Toi aussi semble-t-il. »

« C’est vrai. Moi aussi. »

Je reste immobile, appuyé contre le volant.

« Je n’arrive toujours pas à le croire. Je ne parviens pas à imaginer… »

« C’est une femme, Roland. Pas une sainte. Comme tout le monde elle a des envies et des faiblesses. Je peux admettre ta jalousie rétrospective… »

« Il ne s’agit pas de ça ! Non. Pas du tout ! De la jalousie ? Je serais heureux qu’elle ait eu un amant. S’ouvrir, s’humaniser…pour elle n’existe que le devoir, le sacrifice, l’écoute et le service de dieu.

Je ne la vois pas comme une sainte puisque je ne me représente pas ces personnages de fiction. Non. C’est une esclave sous la dépendance d’une secte. »

« Une secte ! Tu exagères encore. »

« C’est une secte reconnue dans laquelle existent la Trappe et tous ces couvents où l’on enferme pour la vie des êtres humains condamnés au manque de sommeil et au jeûne. On y conduit les enfants à prendre pour argent comptant les marches sur l’eau et multiplications de pains, ces légendes reprises des Égyptiens et autres peuples anciens. C’est pour eux qu’on met en place des petits et grands séminaires assénant les Vérités. Les directeurs de conscience entendent les fautes. Les dons et legs grossissent le trésor de l’organisation. C’est aussi là que l’on interdit l’utilisation du préservatif, laissant libre court à la propagation du Sida… »

«  Mais ta femme n’était pas carmélite. »

« Elle n’est pas enfermée par des murs de pierre. C’est peut-être pire. Ses murs à elle la suivent partout. Ils tuent sa vie comme ils empoisonnaient la mienne. Tous ses actes sont passés au crible de sa croyance. Ses actes et ceux des autres. En bonne chrétienne, elle doit sauver son prochain et donc le convertir.

Qu’une adepte aussi fervente ait pu commettre le péché d’adultère…je n’en reviens pas. »

« Veux-tu que je conduise ? »

« Pardonne-moi.

Je connais la route. Il vaut mieux que ce soit moi. »

Nous roulons en silence jusqu’au hameau sur la colline.

 

 

 

 

3.25 28

Carine prend ma main : « cette maison est belle. On la dirait sortie d’un livre sur l’Auvergne au Moyen-Áge. »

Le feu n’est plus que braises. Aidé par les convecteurs électriques, il a quand même eu le temps de chasser l’humidité.

Carine ouvre toutes les portes, des pièces comme des armoires et des buffets.

« J’ai toujours adoré les maisons de vacances. Contrairement à toi qui as souvent changé de lieu de vie, je n’ai connu qu’une seule maison. Les meubles sont restés les mêmes qu’à ma naissance. Ils faisaient partie de l’histoire de ma famille, alors…chaque fois je me sentais transformée. »

« N’est-ce pas trop d’importance accordée aux objets ? »

« C’est tout le contraire que je ressens. Ils ne m’asserviront plus. Je ne dépendrai plus d’une maison ou de meubles. J’ai tellement apprécié notre façon de vivre sur l’île avec les deux bancs, la table et le lit. Entrer ici est un jeu. Si le chien du voisin nous dérange, si le toit n’est pas étanche, si…il nous suffit de partir. Nous sommes indépendants. »

« Comme nos amis les bernard-l’ermite. Ils se débarrassent de leur coquille pour se précipiter vers la suivante plus conforme à leur silhouette. »

« C’est ça. Nous devons rester libres. Nous laisserons le lierre qui meurt où il s’attache à ceux qui l’aiment. »

Nous emportons dans l’âtre les assiettes de salade préparées par Carine pendant que je rechargeais le feu.

Les flammes nous brûlent. La fatigue nous envahit. Nous restons longtemps, serrés l’un contre l’autre, les yeux perdus dans les flammes qui changent indéfiniment de forme.

Avant de se coucher, Carine ouvre plusieurs boîtes de médicaments en me disant : « toi aussi tu vas devoir te soigner. Il faut que tu fasses rapidement un bilan… »

« Puisque c’est la même chose… »

« Ce n’est pas si simple. Comme chacun réagit différemment il faut adapter les traitements.

     Nous devrons aussi  nous protéger.»
 

« Tu veux dire …pour faire l’amour ? C’est idiot puisque nous sommes tous les deux… »

« Je le croyais aussi. Mais chacun apporte à l’autre un surcroît de virus aggravant la maladie. »

« Tu as pris des préservatifs ? Comme avant la pilule, au temps des diaphragmes et des stérilets. Je n’ai pas que de bons souvenirs. C’est assez…débandant, si tu veux bien me pardonner l’expression. »

« Je fais mon affaire de cette partie… »

« Madame a suivi une formation ? »

« Non. Madame aime la nouveauté. Madame apprend très vite. »

C’est toujours en plaisantant que nous mettons les draps sous un énorme édredon. La chambre est immense. Son plafond incliné monte jusqu’à la vieille et haute charpente. Le froid nous précipite l’un contre l’autre dans l’abri douillet.

Le baiser de Carine m’arrache à mes rêves. J’ai l’impression que nous venons à peine de nous coucher.

Je n’ai pas envie de me lever.

Je n’ai aucun but. Combien de temps… ?

L’odeur du chocolat se mêle à mon rêve. Le petit déjeuner au lit ! Je n’ai jamais supporté…

« Je sais… » rit Carine « je voulais, au moins une fois, pour tous ces matins où tu m’as apporté mon café… tu pourras profiter de la chaleur du lit. Il fait froid dehors. La voiture est couverte de givre.

Le feu ronfle.

Je file au magasin. Je serai là avant midi. »

Elle m’embrasse et s’en va.

Je suis seul.

Cesse-t-on un jour de l’être ?

Depuis ce premier cri poussé au moment où des mains nous arrachent au nid protecteur, ces mains qui nous agrippent, nous meurtrissent, nous emportent pour la séparation qui sera suivie de temps d’autres.

Nous sommes seuls.

De multiples abandons, tous justifiés bien sûr, par la pension, le départ des amis, les déménagements, les ruptures, tous ces abandons nous font prendre conscience que nous serons seuls.

Définitivement.

Les nouveaux liens se brisent. Les nouvelles affections s’étiolent. On apprend à se protéger. On se donne moins. On se prépare au départ en arrivant. On économise la vie. On se désintéresse.

Et c’est l’indifférence. Celle qui laisse mourir au bord des routes, peu à peu vidé de son sang, le blessé qui voit passer les autos. Celle qui fait découvrir, après bien des années, un cadavre oublié dans un immeuble surpeuplé.

Les ruptures me reviennent.

Peu à peu, je vois ma vie oubliée inonder ma mémoire. Je retrouve les blessures et les traumatismes enfouis.

Est-ce que la vie s’achève quand on fait émerger les douleurs qui nous ont construit ? Quand on sait enfin qui on est, d’où on vient, ce qui bâtit nos forces et creuse nos faiblesses ?

Alors, j’approche du terme de ma vie. Ou alors c’est ce qu’on appelle la sagesse : ce désintérêt serein propre à tous les exclus. Aux malades bien sûr, et aux vieux, à tous les laissés pour compte. Ceux qui n’ont plus de place et qui font comme si ce qu’ils avaient aimé devenait sans importance. Comme s’ils se retiraient de leur propre volonté.

 



3.26 29

Je prends le plateau et descends retrouver le feu. Je ne sais pas manger au lit. Est-ce une image trop négative pour le battant que j’étais ? Ou bien celle de mon père grabataire à trente quatre ans ?

Je regarde les flammes comme le faisaient les vieux de mon village, immobiles dans l’âtre du lever au coucher du soleil.

Seuls.

Avec leurs souvenirs qu’ils ne pouvaient partager avec personne.

La télé a remplacé le feu. Des ersatz de vie, prédigérés par d’autres, aident les solitaires à ne plus penser. Ils survivent par procuration.

C’est ce qui me reste.

Vais-je perdre Carine ?

L’amie. Le frère. Le double. La maîtresse. Tellement indispensable. Totalement complémentaire.

Á peine deux ans et la vie nous reprend. La reprend, en me laissant au bord du chemin. Á ma place d’inutile. Has been.


Je vais faire le tour de la maison. Je découvre le petit bois et le rocher qui veillent sur le village.

Un chien me suit qui me reconnaît déjà comme de son monde.

L’activité physique chasse mes idées noires. C’est donc ici chez nous. Nous y serons au calme. Les balades s’ouvrent partout. Nous nous retrouverons. Je le veux.

Je pourrais appeler Élisabeth. Lui dire que c’est elle…lui jeter son inconduite…

Même si c’est l’évidence, j’ai toujours du mal à le croire.

Avec qui ?

Aucune jalousie ne me pousse à savoir. Je ne me suis jamais senti propriétaire de quiconque ni de quoi que ce soit. Qui a su l’approcher ? La convaincre ? Je n’imagine pas le tourbillon des sens. Elle est trop sous contrôle. Trop détachée de son corps. Sans besoin ni plaisir.

J’aimerais quand même savoir. Il faudra qu’elle me dise.


Je range le bois et fais un peu de ménage.

Carine me surprend alors que je scie les bûches.

« Alors vieux paysan ! Les habitudes reviennent avec le besoin de te dépenser ? Réserve-toi un peu. J’aimerais bien que tu m’emmènes en promenade. »

Elle me dit sa matinée. Je lui raconte mes découvertes.

Nous déjeunons près du feu et décidons d’aller à la sieste. Comme là-bas, au bord de l’Océan Indien.

« Il n’y a pas un mois et c’est tellement loin ! »

« Déjà une autre vie…avant… »

 

Elle caresse mon visage. Je me détends. Sa main descend et me fait réagir. C’est elle qui met en place le bout de caoutchouc qui ne nous empêche pas de bien vivre ce moment.

« Tu vois que ce n’est pas si difficile » dit Carine, alors que ma main parcourt son dos.

« Pour moi non. Mais il a bien fallu que tu penses à autre chose qu’au plaisir qui arrivait. »

« Ce léger retard a été compensé très vite. »

« Alors, il faudra faire savoir à tous que c’est un aphrodisiaque. »

Nous somnolons dans les bras l’un de l’autre. Apaisés. Ensemble.

La neige fine qui tombe nous empêche d’apprécier le paysage au cours de notre longue promenade.

Carine prépare un repas de fête. Elle a même apporté du champagne.

Nous sommes nulle part. Seuls. Heureux.

Elle dit soudain : « tu voudras descendre avec moi demain ? Je prendrai le 4X4 d’Hervé. Ce sera plus sûr si la neige tombe encore.

Je vivais notre bonheur. Elle organisait son travail.

« Il y a un chasse-neige qui dégage le chemin. «

« Tu ne seras pas emprisonné ici. Les enfants viennent ce week-end à la maison et… »

« Ici ? Mais pour coucher… »

« Non. Bien sûr pas ici. Dans la maison de leur enfance…celle de mes parents…chez Hervé… »

« Ce que tu appelles la maison c’est donc celle-là. »

« Comment veux-tu que je dise ? »

« On appelle la maison celle dans laquelle on vit. Là où on aime. Là… »

« Pardonne-moi. C’est une vieille habitude revenue parce que je parle des enfants. »

« Je comprends votre besoin de vous retrouver. Il faut que vous organisiez l’avenir. Votre avenir. »

Quel besoin ai-je d’insister ? J’ai dit votre, comme pour m’exclure.

Nous restons silencieux. Si près, et pourtant…

La famille Delsuc se retrouve. Madame Delsuc reprend sa place au magasin comme dans sa maison. Ses enfants la rejoignent.

Carine est Madame Delsuc. C’est encore son étiquette pour l’administration. Comme elle est Maman, Mamy ou la patronne.

Je l’avais réduite à n’être plus que Carine. Je m’étais approprié toute la place. Nous vivions entre la plage, la lecture et les conversations. Nous partagions tout. Au soleil toujours. Sous des arbres éternellement verts.

Une vie sans aspérités est-elle une vie ?

En fuyant les contrariétés et les problèmes on laisse aussi des bonheurs et des plaisirs. Où est l’équilibre ?

Préserver notre couple en vivant paisiblement est essentiel. Mais voir nos petits-enfants, s’adapter aux saisons, jouer avec un chien peut apporter des joies et des turbulences propres à enrichir notre quotidien.

Nous devrons parler de cet avenir avant que je ne me referme en la poussant à s’investir ailleurs. Je dois accepter cette période de turbulences.

Carine est partie pour fuir cette vie. Nous devrons inventer un nouvel équilibre.

Ensemble.

 

 

 

 

 


 

3.27 31

Le jour n’est pas levé.

Carine conduit. Ma main retrouve son genou. Il n’est pas nu, comme là-bas sous les tropiques, mais ce geste familier nous rapproche.

« Ne m’en veux pas pour hier. Il faut que je m’adapte. Je comprends ce qui arrive et je suis d’accord. Nous ne pouvons agir autrement. J’ai juste quelques bouffées de machisme. Le vieux propriétaire ne veut pas perdre sa jeune maîtresse. Je sais que nous vivrons plein de moments heureux ensemble. »

« Je t’aime capable de folie et d’exagération. Et sage aussi. En fait, comme tu es. »

« Ma reconversion sera facile si je n’ai rien à changer. »

« Je serai là demain en fin d’après-midi. C’est aussi une épreuve pour moi. Je vais me retrouver…après deux années…dans cette maison où j’ai toujours vécu…la maison de mon enfance et de mes rêves.

Hervé n’y sera pas.

Il s’est éloigné. Il est quelqu’un que j’ai connu qui serait devenu un autre. Comme Élisabeth dont tu parlais comme d’une étrangère.

Nous y serons sans lui.

Sans toi avec qui je partage tout.

Ce sera un moment étrange.

Je t’appellerai ce soir. »

« Je vais aller voir Élisabeth. Il faut qu’elle sache et me dise… »

« Crois-tu avoir le droit de le lui demander ? »

Le droit je ne sais pas. Mais l’envie sûrement. C’est quand même lui qui va raccourcir notre vie. Cela me paraît une raison suffisante. »

« Pense à voir un médecin. Tu dois te soigner. Nous devons affronter ce mal avec lucidité pour savoir où nous en sommes. Je veux que nous vivions bien le plus longtemps possible. »

« Le temps que je me libère de ces quelques questions. Il ne doit pas être inutile que j’indique depuis quand je suis infecté. »

« Appelle-moi. Je peux te rejoindre si… »

« Je suis grand Madame. Je peux dormir seul une nuit…mais pas plus. »

« J’ai besoin de toi » dit Carine après un dernier baiser.

Elle entre dans le magasin. Chez elle. C’est ici chez elle, et aussi dans la maison où elle ira tout à l’heure.

Comme si j’allais vers « ma » maison, celle que j’ai choisie il y a bien des années et qui révéla la première fêlure dans ce que je croyais une harmonie.

Était-ce déraisonnable ? Nous habitions un appartement. Aude était déjà là. Je rêvais pour elle d’un jardin, pour moi aussi peut-être. Cette maison m’avait plu et me devenait indispensable.

Élisabeth refusa : c’était trop cher ! J’avais cru jusque là que nous prenions les décisions en parfait accord. Elle me dit qu’elle ne pouvait plus suivre mes caprices, qu’elle voulait exister, avoir sa place.

Ce que je croyais de l’entente n’était que soumission. Je m’étais juré, après deux années comme officier en Algérie, que plus jamais je n’imposerai rien à personne.

Et c’était mon épouse qui me renvoyait cette image de tyran.

Ce jour-là notre relation changea. Je ne la voyais plus comme avant. Ses hésitations devenaient des interdictions dans lesquelles j’entendais : « où est ma place ? Quel est mon intérêt ? »

Je revivais le couple de mes parents. Je me suis lancé dans la vie associative, les réunions, les stages, la vie ailleurs.

Aude m’accompagnait souvent en pratiquant le tennis, le ski, l’équitation.

 

 



3.28 1

Cette maison n’est pas chez moi.

Je fais le tour, découvrant les pelouses négligées, les feuilles mortes et les branches tombées. Ce qui donne sur la rue est net et bien entretenu, de ce côté, à l’abri des regards, tout est à l’abandon. La porte de la cuisine est entr’ouverte. Le soleil du matin fait briller les branches givrées des sapins qui dominent la colline.

« Ce paysage en vaut bien d’autres. »

Aucune agressivité dans la voix qui vient de me faire sursauter. De la lassitude peut-être.

« La beauté des paysages comme celle des gens dépend du regard porté sur eux. »

« Celui-là a donc cessé de t’intéresser quand tu m’as trouvée laide. »

Elle est en peignoir. Elle a dû traîner, comme elle disait. Ses cheveux pendent autour de sa face gonflée, presque bouffie. Son premier souci était l’entretien de son corps, particulièrement de son visage. « Par respect des autres ».

« Entre donc. »

Je la suis jusque dans le séjour.

Elle s’affale dans le fauteuil qui fut le mien pendant des années. Dans l’angle de la fenêtre. J’y voyais mieux pour lire et surveiller mon territoire.

« J’ai beaucoup réfléchi depuis ton passage. Il faut que je te dise…même si c’est difficile…Dieu sait combien je souffre d’avoir à te raconter cet horrible moment… »

Mais c’est bien sûr. Un viol ! C’était sûrement un viol !

« Pendant un de tes stages, le Père Martin, mon confesseur, m’a demandé de l’aider à sauver un jeune homme en détresse, drogué, affamé, sans affection ni amis. Il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. J’ai accepté de le garder quelques jours. Nous avons beaucoup parlé. Il me confia les souffrances de son enfance : son père parti, sa mère qui ne l’aimait pas et qui buvait…il avait fugué souvent. Je lui ai dit ma solitude et le vide de ma vie.

Il s’apaisait. Il perdait son agressivité. Il reprenait espoir. Il était le fils que j’aurais tant voulu. Et aussi un confident. Un ami.

Une nuit je me suis réveillée alors qu’il était près de moi, allongé sous le drap. Immobile.

Je ne voulais pas ajouter à son malheur un rejet qu’il n’aurait pas compris.

Je n’éprouvais que de la pitié qu’il a pris pour une acceptation…et…c’est sale… »

Elle pleure doucement sans essuyer ses joues ni son nez.

« Je ne voulais pas…j’aurais dû appeler…j’ai résisté…et puis…quelle importance ? C’était comme embrasser un malade ou soutenir un alcoolique.

Je me précipitai à la douche et j’y restai longtemps.

Je l’entendis s’en aller.

Je jetai les draps et même les couvertures.

Hier, le père Martin, à qui j’avais confessé ma faute, m’a parlé de lui. Il est hospitalisé à Paris. Il meurt du Sida.

J’ai besoin que tu me pardonnes et aussi de l’aide de Dieu. »

 



3.29 2

« Sais-tu quel est le nom de ce garçon ? Dans quel hôpital est-il ? »

« J’ai tout noté sur le papier, là, près de toi. Mais je ne peux rien pour lui. Je n’en attends rien non plus. »

« As-tu vu un médecin ? Tu dois faire faire une analyse. »

« Je ne verrai personne. Je ne me soignerai pas. Je voudrais mourir. Là. Tout de suite. Ah ! Si je pouvais…mais je n’ai pas le droit de décider moi-même. Seul Dieu… »

«  Il faut que tu te ressaisisses ! »

« Tout est de ma faute ! J’aurais dû me défendre. Il n’était pas si fort. Et je t’ai accusé alors que c’était moi la coupable... et elle aussi… Est-ce que je méritais ça ? Me suis-je si mal conduite ? »

« Je ne vais pas te rappeler tes lectures sur les souffrances des martyrs…les tortures infligées au nom de ton dieu à ceux qu’il aimait et voulait éprouver… »

« Je ne me crois pas élue…j’ai du mal à comprendre et accepter… la mort ne m’effraie pas, mais cette déchéance ! Tous les gens qui sauront… »

« C’est terrible pour toi, mais tu pourrais penser aussi à Carine et à moi, ainsi qu’à ceux à qui nous avons peut-être transmis le virus. »

« Il y en aurait d’autres ? Cette maladie est horrible qui punit la luxure ! Combien de gens devront souffrir de ma faiblesse ? »

« Rassure-toi. Carine et moi sommes les seuls. Même son mari… »

« Mais cet accident que j’ai entendu évoquer ? »

« Ça n’a rien à voir avec nous. C’est vraiment un accident. Il n’est pas contaminé. Je voulais seulement que tu saches que des millions de gens souffrent du Sida. »

« Ce sont des drogués, des homosexuels, des débauchés… »

« Je te retrouve enfin. Les autres sont coupables : les épouses de ces gens que tu accuses, leurs enfants, ceux qui ont reçu du sang…ou Carine…Tu es gonflée quand même. Toi, la seule victime innocente ! Je préfère te laisser en juge suprême plutôt qu’en faible victime. Je prends l’adresse de ton amant et je m’en vais. »

Elle est malheureuse bien sûr, mais elle a toujours décidé qui était bon et qui ne l’était pas, qui était honnête et courageux. Elle ne connaît que le blanc et le noir. Le gris n’existait pas qu’elle va peut-être découvrir avec toutes le nuances de chaque être humain.

Il reste des braises dans la cheminée qui s’éclaire des flammes provoquées par les brindilles que je dépose.

Et maintenant ?

Est-ce que je vais voir celle qui fut la compagne de toutes ces années s’enfoncer peu à peu, pourrissant la vie d’Aude et de Gérard, d’Hubert et de Nina ?

 



3.30 3

Attendre au coin du feu le retour de celle par qui je vis ?

Me dégrader lentement de traitements retardateurs en hospitalisations ?

L’hôpital ! Je dois rencontrer celui par qui tout est arrivé. Je retrouve la lettre : Hoareau. Luc Hoareau. Hôpital Foch.

C’est suffisant pour le retrouver. Pour…que lui dirai-je ? Qu’ai-je à attendre de lui ?

Je mange un bout de pain et pars vers la colline.

Ma vie était finie. Sous sa forme productive qui nous fait éléments nécessaires à la société. Il me restait les loisirs, la réflexion, le bonheur partagé avec Carine et les petits, de nouvelles découvertes, des paysages inconnus…

J’ai bien vécu. De quoi pourrais-je me plaindre quand je vois des enfants malades, des orphelins, des sans domicile… ? Je peux toujours…

J’avance vite, traversant des sous-bois glissants, grimpant des versants très pentus après avoir sauté des ruisseaux. Il faut que je me fatigue. Mon corps doit me dire ce que sont ses nouvelle limites. Je veux savoir jusqu’où ces muscles de vieux sauront aller avant de m’abandonner.

Une rivière coule vingt mètres en contrebas d’une falaise que les eaux ont creusée.

Je n’ai qu’à avancer.

Et Carine ?

Elle doit m’appeler.

Je glisse dans les descentes pour retrouver la maison. Je m’agrippe aux branches et aux buissons.

La nuit est là. Cette nuit d’hiver qui vient trop tôt.

Mes mollets sont douloureux. Je ne sens même plus les branches qui me fouettent. Je tombe de plus en plus souvent quand mes pieds buttent contre des obstacles invisibles.

La tentation me vient de m’allonger et d’attendre que le froid me pénètre.

J’avance encore, sans être sûr de suivre le chemin qui me ramène auprès du feu. Jamais je ne me suis égaré, pas plus en ski dans le brouillard qui fait perdre la notion du relief que dans les fourrés épais où je cherchais les champignons sous la pluie de l’automne.

Mon instinct me dit que c’est la bonne direction.

Des lumières brillent tout là-haut sur ma droite. Me serais-je trompé ? De toutes façons il vaut mieux que je les rejoigne. On pourra me conduire.

Je suis à bout. J’ai bu dans les ruisseaux, mais j’ai faim et le froid me pénètre. Je ris en pensant aux plages qui brûlaient mes pieds…


Carine est devant la maison.

« Quel piteux état ! Où étais-tu ? J’ai appelé…j’ai eu peur…je suis venue en roulant comme une folle… »

« Je me suis égaré en marchant dans le bois… »

« Les enfants m’attendent…notre soirée… va vite te doucher… »

Elle repart après un baiser distrait.

Mes muscles se dénouent sous la douche de plus en plus chaude. Je me laisse tomber dans le lit après un grand bol de lait bouillant.

Mon corps ne m’a pas trahi.

Le téléphone ! Où est-il ? Je me cogne aux meubles. Le voilà !

« Pardonne-moi. J’ai eu si peur. Quand je t’ai vu arriver aussi tranquillement alors que j’avais abandonné mes enfants…Ils viennent de se coucher. Tu étais sans doute au lit. »

« Oui. J’ai mal partout. J’ai marché pendant cinq ou six heures à travers les ronciers en glissant sur les feuilles. Je suis crevé. »

« Et tu es debout tout nu dans le froid de la chambre. Couche-toi vite. Je serai là vers dix-sept heures. Je m’occuperai de tes courbatures. Ne repars pas dans les bois. Á l’avenir nous irons ensemble. J’ai besoin de toi.»

 

 

 

 

 

 

 


3.31 4

J’ai froid, mais j’ai faim aussi. Enveloppé dans une couverture, je prépare une omelette que je dévore aussitôt.

L’édredon a gardé la tiédeur du lit.

Il fait jour quand j’ouvre les yeux. Tous mes muscles protestent quand je glisse mon bras au chaud. Demain ce sera pire.

L’air que j’inspire est glacé.

Je suis bien au lit.

Je suis seul. Rien ne m’oblige à…Je vais faire la grasse matinée…petite transgression que personne ne connaîtra.

Est-ce une défense pour me préparer …

Carine s’est éveillée au milieu des siens. Ophélie est venue dans son lit…son lit…qu’elle a partagé si longtemps avec celui qui lui a fait les enfants…

Il n’y a pas que mes muscles qui sont douloureux ce matin.

Dans la grande cuisine salle de séjour, la température est aussi basse que dans la chambre. La gueule béante de la cheminée emporte l’air aspiré sous la porte. Pour que le feu vive bien, il faut que la fumée monte, poussée par l’air chaud du bois qui brûle. C’est parfait pour réchauffer l’œil et le cœur, tout comme l’atmosphère au-dessus du toit.

Je reste longtemps à regarder les flammes dévorer les brindilles puis s’attaquer aux branches et aux bûches.

Quelle saine occupation pour un dimanche hivernal !

Je retrouve dans les flammes Élisabeth et Aude, Carine et son mari, d’anciens élèves jouant avec Tina et Hubert…un autre feu là-bas en Algérie apporte des visages que je croyais perdus…le feu du Mas-del-peuch où mon grand-père épluche les châtaignes …

Mon estomac m’arrache aux confusions du passé.

Je retrouve les douleurs de mes muscles à peine plus brillants que mon esprit. Je vais avoir besoin d’un peu de temps pour remettre la machine en route. Pour l’heure je dois me contenter de repos et de chaleur.

J’attends Carine en feuilletant de vieilles revues devant la télé.

Elle pourrait être là si je lui manquais un peu.

Je sais qu’elle ne décide pas seule. Elle dépend de l’envie de partir de ses enfants. Ils ne se sont pas retrouvés depuis notre départ pour la Réunion. Je devrais comprendre…je comprends…ce n’est pas ma raison qui proteste, c’est ma déraison. Cette folie qui détruit en échappant au contrôle habitueL.

J’ai de la chance qu’elle revienne vers moi. Je devrais préparer une fête pour l’accueillir. Ma raison me dit tout ça.

L’autre veut me laisser malheureux, demandant tout en risquant de tout perdre.

Carine va arriver, regrettant d’arriver si tard comme de n’avoir su retenir un peu plus ses petits. Elle s’en voudra. Et à moi par contre coup.

C’est normal.


La voiture.

Une autre la suit dont je vois les phares.

« Alors monsieur l’ermite. Il fait bien chaud chez vous. »

Elle s’installe sur mes genoux, sans être gênée par la présence de son fils.

Denis serre ma main : « je voulais voir le nid que vous avez choisi. Maman a tellement vanté la beauté de cette vieille maison…et j’ai préféré l’accompagner en raison de l’état de la route. »

« Tu voulais vérifier la qualité de notre bois. Cette mode retrouvée fait la fortune des bûcherons. »

« Ouais ! Fortune…même en bossant beaucoup…de toutes façons j’ai décidé d’arrêter. Je vais aider Maman en attendant le retour de mon père.

Commerçant moi aussi ! C’est bien pour rendre service. »

Leur vie s’organise où je n’ai plus de place.

Denis trouve les verres et les bouteilles. Á l’aise comme chez lui.

Carine prépare le repas. Elle a apporté les restes de leur fête.

« Alors tu t’es perdu ? Te rends-tu compte du coup porté au mythe de mon infaillible professeur ? »

« Je ne sais ce que devient le prof de ta mémoire, mais le vieux qui est devant toi a mal à tous ses muscles. »

« Maman apporte tout ce qu’il faut. Elle a ouvert le magasin pour toi. Regarde ce grand sac. Il est plein de pommades et de ceintures chauffantes. Tu vas être choyé comme un héros de retour d’une expédition himalayenne. »

Ils plaisantent comme deux complices retrouvés.

Je ne suis pas exclu puisqu’il peut rire des massages que sa mère me fera.

 

 



3.32 5

Après le départ de Denis, un long silence nous unit. Carine est dans mes bras devant le feu. Elle quitte peu à peu les évènements de sa journée pour me retrouver.

« Tu dois être affamé. »

« J’ai grignoté un peu depuis l’omelette de la nuit. »

« Heureusement que je suis là ! »

« Quand tu es là. »

Ma réponse stupide est suivie d’un silence. Celui-là nous sépare.

« Comment pouvais-je faire ? C’est ma famille. Cet accident…je pensais que tu comprenais… »

« Tu agis pour le mieux. Mais tout va un peu trop vite. Personne n’y peut rien. »

« Nous ne sommes plus des enfants. Tu sais que je veux vivre avec toi. »

« Et nous avons si peu de temps. »

« Nous allons nous soigner. As-tu revu ta femme ? »

« Oui. En très mauvais état. Elle m’a raconté l’histoire. Un drogué de vingt-cinq ans qu’elle avait recueilli à la demande de son curé. J’étais en stage. Elle l’a réconforté… »

« Avec zèle. »

« Une nuit il l’a rejointe…elle n’a pas su résister… »

« Il l’aurait violée ? Elle n’en aurait rien dit ? »

« Non, mais… »

« Un jeune de vingt-cinq ans, même pour une sainte femme… »

Je suis certain que Carine s’en veut de tenir ces propos. Comme je m’en voulais d’être content d’apprendre que son mari était homosexuel. En s’éloignant d’elle il la rapprochait de moi. Je ne dois pas défendre Élisabeth, mais j’aurais préféré…

« Pardonne-moi. Je suis stupide. Que nous importe. Elle t’a dit où il est ? »

« Dans un hôpital parisien, à cause du Sida. »

« Le pauvre garçon ! Á moins de trente ans ! Et nous oserions nous plaindre ? »

Je m’allonge près du feu. Carine masse mon corps qui se détend.

Bien au chaud dans notre lit, nous évoquons l’avenir. C’est la période des bilans et des inventaires. Elle va devoir passer du temps au magasin. Son mari part à Montpellier pour une rééducation. Elle formera Denis. Elle rentrera le soir.

Je dis que je comprends.

C’est vrai que mon esprit admet ce qu’elle dit. Une autre part de moi refuse tout en bloc.

Nous allons nous perdre.

Elle aura du mal à affronter le mauvais temps pour retrouver le vieux resté à la maison. Son fils sera près d’elle. Ses amis reviendront. Je ne partagerai ni ses journées ni ses soucis.

Je ferai fonctionner mon corps en parcourant les bois.

« Hervé va revenir. Denis prendra le relais. Si tu venais nous aider…nous partagerions tout…tu connais aussi bien que moi les produits et les clients…tu pourrais… »

« Je ne suis pas assez fort. Même si j’attache peu d’importance à ce que pensent les gens, ce serait trop pour moi. Je serais le coucou profitant du nid de l’autre. Et qui plus est de l’autre blessé. Toi et moi savons que je suis responsable de cette tentative de suicide. »

« Tu ne peux pas dire ça. Pas plus… »

« Je ne le dirai plus, mais comment ne pas le penser. C’est Élisabeth, à travers moi… »

« C’est aussi ma faute. J’aurais pu le ménager. C’est le père de mes enfants. Cessons de nous faire du mal. J’a tellement besoin de toi. »


Je me lève pour allumer le feu. Je prépare les petits déjeuners que nous prenons ensemble en regardant les étincelles s’accrocher à la suie.

Je dégivre la voiture pendant que Carine se prépare. La voiture de l’autre. Les cassettes qu’il aime sont là. Ses gants aussi et ses lunettes.

Je vois les phares traverser la forêt.

Le froid me ramène vers l’âtre.

Que vais-je faire ? Je pourrais apprendre la broderie. Lire. Me promener. Regarder la télé. Attendre. Voir passer les jours… jusqu’à ce que…

 



3.33 6

Je mets de l’ordre dans la maison et retrouve les vieux papiers et bouquins que j’avais laissés dans ma malle chez Aude. Ma vie d’avant. Mes vies d’avant puisqu’il y en a eu plusieurs.

Je commence à écrire pour…je ne sais qui. Pour moi au moins. Je vais écrire ces évènements depuis la campagne moyenâgeuse de mon grand-père au monde de mes enfants.

« POSITIF »

Oui. Positif. C’est ce que disent les analyses, mais c’est surtout ainsi que je mesure ces années. Il y a eu des bas bien sûr, avec des échecs et des difficultés, mais tellement de moments heureux. Oui ! C’est largement positif.

J’oublie le repas et ne m’interromps de temps en temps que pour jeter une bûche dans le feu. Il est plus de quinze heures quand je décide de m’aérer. Je grignote un bout de pain en marchant doucement sur le chemin.

J’ai mal partout mais je suis en paix avec moi-même. Je laisserai le récit de ma vie pour Ophélie et ses futurs frères et sœurs. C’est comme une pelote dont j’aurais trouvé un bout. Tout se déroule sans peine, découvrant les nœuds et les couleurs vives ou effacées.

Je revois Aude enfant…Élisabeth…comment pourrai-je l’aider ? L’empêcher de sombrer pour qu’elle ne soit pas un boulet pour notre fille ?

Son Dieu lui interdit de mettre un terme à l’épreuve. Moi je suis libre. Pourquoi pas…une dernière fois…ce serait un accident…la voiture convient bien à cette fin…seule Carine saurait que j’ai choisi cette sortie.

Je vais attendre qu’elle ait retrouvé son équilibre ancien avec ses habitudes, son magasin, sa maison, l’invalide à aider…

Il me reste à finir ce livre que je viens de commencer. Je ne pèserai plus dans aucune vie. Je libèrerai en même temps la mère de mon enfant. Voilà un but pour ma fin de vie.


Carine me dit sa journée.

Rémi prend son rôle très à cœur. Pour sa formation d’artisan, il a suivi un stage de gestion-comptabilité. Sa connaissance du magasin va lui permettre d’en prendre rapidement la responsabilité.

Je raconte mon début d’écriture.

Élisabeth m’appelle : le jeune homme va mourir. Elle refuse d’aller le voir. Elle a cessé ses cours, consacrant tout son temps à des rangements préparatoires à sa fin de vie imminente.

J’annonce à Carine mon voyage à Paris : « il faut que je voie ce garçon avant qu’il ne meure. »

« Je peux t’accompagner. »

« Je ne ferai que l’aller-retour. Je partirai demain et serai là pour le week-end. »

Nous vivons cette nuit comme si elle devait être la dernière.


C’est moi qui pars le premier dans la nuit hivernale.

D’autres voyages me reviennent avec les rencontres et les retrouvailles. J’ai des amis un peu partout en France avec qui j’ai partagé des heures de réflexion et des soirées dans les boîtes où se font les confidences. Je ne les reverrai plus. Leur souvenir m’accompagne tout au long de ce voyage dont je connais tous les paysages.

Depuis que j’ai commencé l’écriture de ma vie, de nombreux tiroirs offrent des moments que je croyais perdus, emplis de visages et de bonheurs partagés.

 

 

 

 

 

 

 


3.34 7

On m’indique la chambre dans cette partie de l’hôpital où personne ne vient visiter ces malades qui font peur.

Ses yeux ouverts dans un visage d’une extrême maigreur m’accueillent.

« Roland Favrail. J’étais le mari d’Élisabeth, cette prof aurillacoise que vous avec connue. »

Il ne dit rien. Il m’observe. Un signe de tête m’invite à approcher.

« Puisque vous êtes là vous savez. Que me voulez-vous ? Me faire la leçon ? C’est bien inutile. »

« Je n’ai de leçon à donner à personne. Je voulais vous connaître. Élisabeth est séropositive. Moi aussi, tout comme mon amie. »

« C’est beaucoup. J’aurais dû…mais personne ne m’a ménagé. Là c’était vraiment stupide. Elle ne voulait pas. J’étais en manque de tout. Je faisais n’importe quoi. Aujourd’hui j’ai compris, mais c’est trop tard. »

Je ne dis rien. Il faut qu’il parle.

«Je suis seul depuis que je suis né. Ma mère ne me voulait pas. Personne ne m’a jamais voulu. Si ce n’est des paumés qui s’accrochaient à moi comme je me collais à eux. Pour quelques heures ou quelques mois. »

Il ferme les yeux.

Il pourrait être mon fils.

Il n’est coupable de rien. Comme il a dû souffrir.

« Merci d’être venu et de m’avoir écouté sans juger. »

« De quel droit l’aurais-je fait ? Ce que je tiens de vous, vous l’avez reçu d’un autre. Si vous aviez eu l’amour dû à chaque enfant, vous ne seriez pas là. «

Je vois une larme couler vers son menton.

Je prends sa main glacée dans la mienne. Je la sens vivre.

J’ai bien fait de venir. Peut-être un peu pour lui, mais aussi, surtout, pour moi. Cette maladie ne doit plus s’étendre. Il faut sauver ceux qui lui ressemblent : les exclus, les paumés, tous ceux que la société rejette. Je vais les aider. Pour lui c’est trop tard, mais il en reste tant. Je vais rejoindre une association. Tous doivent comprendre qu’ils sont concernés.

Une infirmière entre en coup de vent : « vous êtes un parent de Luc ? »

« Un ami. »

« Il a dû vous dire que nous ne pouvons plus rien.. »

« Si » dit Luc « m’aider à partir. »

Je demande : « est-ce possible ? »

Elle hausse les épaules sans répondre.

« Je viens d’apprendre que j’étais séropositif. En recherchant qui…je suis arrivé jusqu’à lui. »

Elle regarde nos mains et sourit : « c’est bien. Je n’aurais jamais espéré pour lui…il est si seul…si vous voulez me parler…je suis à côté. »

Je passe la nuit dans la chambre de Luc. De temps en temps je prends sa main. Ses yeux s’ouvrent dès que je bouge. Je le rassure : « je ne partirai pas. »

On m’apporte un plateau repas. Je m’allonge sur le lit voisin sans penser ni dormir. Je suis bien. Je sais que je suis utile comme je ne l’ai peut-être jamais été.

Il n’est pas seul.

Quelqu’un sera-t-il près de moi à la fin ?

L’ouverture de la porte me réveille.

Un médecin examine Luc qui semble dort encore.

« C’est fini. Vous lui avez fait un cadeau inestimable. »

« Je pense que c’est plutôt lui…je viendrai vous voir bientôt. Je suis séropositif. »

« Je vous recevrai dès que vous le voudrez. Laissez votre nom au secrétariat. »

 



3.35 8

Je retrouve ma voiture et décide de rentrer.

Je suis bien. Comme je ne l’ai pas été depuis longtemps.

Je m’arrête devant un hôtel et j’appelle Carine.

« Où es-tu ? »

« Á une centaine de kilomètres de Paris. Il est mort ce matin. J’ai passé la nuit près de lui. Je te raconterai. Je vais dormir un peu. Je te rappellerai après. »

« Tu vas bien ? »

« Je suis apaisé. Juste un peu fatigué. Je vais lutter avec tous ces jeunes. Combattre la propagation de la maladie. Tu voudras bien m’aider ? »

« Bien sûr. Repose-toi. Je t’attends. »

J’entends une voix : « Madame, on vous demande. »

Carine est dans son magasin. Au milieu des vendeuses et des clients. Á des années lumière de mes préoccupations. Le téléphone met les gens en relation, mais de là à les faire communiquer ! Il est souvent un intrus, bien incapable de réunir.

Je me réveille en paix. Le regard de Luc est avec moi. Je le conserverai.

Me faut-il une raison pour vivre ?

Que me manque-t-il ? Je n’ai pas à rougir de mes actions passées. Mes petits-enfants sont beaux. Je suis encore aimé.

Il me faudrait une cause à défendre, des combats à mener…jusqu’où ?


Je passe voir Élisabeth pour lui parler de Luc. Lui dire que… Tout dépendra de son humeur.

« Tu peux chercher dans ta vie de débauche l’une de celles avec qui tu… »

« Que t’arrive-t-il encore ? »

Elle a retrouvé son allure habituelle. Maquillée, bien coiffée, serrée dans son tailleur comme dans une cuirasse.

« Ou alors c’est elle. Avec tous les hommes… »

« Luc est mort. J’ai partagé sa dernière nuit. C’était une victime. Je suis heureux de l’avoir rencontré. Je vais lutter pour tous ces jeunes… »

« Il n’est pour rien dans ton état. Ce n’est pas lui qui t’a contaminé. »

« Mais il m’a confirmé cette soirée où…il m’a dit ton refus… »

« Je ne parle pas de ça. Je n’aurais jamais dû te le dire… »

« Il le fallait bien puisque c’est l’origine de… »

« Rien du tout. Je te le dis mais tu n’écoutes pas : lis les résultats de mon analyse ! »

Laboratoire d’analyses de biologie médicale.

Immunologie.

Recherche d’Ac anti VIH 1+2 Négative par deux techniques «(genelavia mixte Pasteur et Vidas Biomérieux)

« Négative ! Mais ce n’est pas possible ? Il n’y a personne d’autre ! »

« C’est ton problème. Et celui de cette femme. Vous n’avez qu’à chercher dans vos passés d’irresponsables. C’est sans doute une aventure exotique au cours de vos voyages. Elle a dû rencontrer un beau métis sur une plage tropicale. »

Je pourrais la frapper.

Je suis littéralement assommé.

Carine aurait…Mais c’est idiot ! Je suis complètement fou.

Mais alors comment ?

Nous ne nous sommes jamais quittés.

Je suis vide. Mon cerveau ne fonctionne plus. Je retrouve l’état qui était le mien, enfant, quand l’infini me paniquait, avec la mort, l’univers sans fin…


Je reprends la voiture.

Carine.

C’est impossible.

Par qui ce virus ?

Le sexe et le sang. Le sang et le sexe.

Un inconnu aurait pu nous piquer avec une seringue infectée ?


Je revois les myriades de moustiques. Je me levais la nuit pour chasser les vampires insatiables.

Souvent nous avons évoqué cette possibilité. Quand nous écrasions sur notre joue ou notre jambe un de ces suceurs, une tache de sang se répandait. Le nôtre, et peut-être aussi celui de sa précédente victime. Pourquoi un virus n’aurait-il pu pénétrer par notre blessure ? Celui du Chicoungugna le fait bien. Les médecins affirment qu’aucun cas n’a jamais été relevé. Qu’en savent-ils au juste ? En le disant ils déclencheraient une panique incontrôlable qui viderait la Réunion, les Antilles, Maurice, et tous les pays tropicaux de leurs touristes. Même le sud de la France, l’Italie, l’Espagne…

Nous devrons rencontrer un spécialiste. Nous irons voir le médecin qui soignait Luc.


Toutes ces inquiétudes pour rien.

Nous avons transmis nos suspicions en cascades.


Il fait nuit quand je pousse la porte de notre maison des bois.

Des bougies égaient la table tout habillée de fête.

Carine est près du feu.

Je vais vivre le présent.

Prendre le positif.





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JC Champeil