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3.27 31

Le jour n’est pas levé.

Carine conduit. Ma main retrouve son genou. Il n’est pas nu, comme là-bas sous les tropiques, mais ce geste familier nous rapproche.

« Ne m’en veux pas pour hier. Il faut que je m’adapte. Je comprends ce qui arrive et je suis d’accord. Nous ne pouvons agir autrement. J’ai juste quelques bouffées de machisme. Le vieux propriétaire ne veut pas perdre sa jeune maîtresse. Je sais que nous vivrons plein de moments heureux ensemble. »

« Je t’aime capable de folie et d’exagération. Et sage aussi. En fait, comme tu es. »

« Ma reconversion sera facile si je n’ai rien à changer. »

« Je serai là demain en fin d’après-midi. C’est aussi une épreuve pour moi. Je vais me retrouver…après deux années…dans cette maison où j’ai toujours vécu…la maison de mon enfance et de mes rêves.

Hervé n’y sera pas.

Il s’est éloigné. Il est quelqu’un que j’ai connu qui serait devenu un autre. Comme Élisabeth dont tu parlais comme d’une étrangère.

Nous y serons sans lui.

Sans toi avec qui je partage tout.

Ce sera un moment étrange.

Je t’appellerai ce soir. »

« Je vais aller voir Élisabeth. Il faut qu’elle sache et me dise… »

« Crois-tu avoir le droit de le lui demander ? »

Le droit je ne sais pas. Mais l’envie sûrement. C’est quand même lui qui va raccourcir notre vie. Cela me paraît une raison suffisante. »

« Pense à voir un médecin. Tu dois te soigner. Nous devons affronter ce mal avec lucidité pour savoir où nous en sommes. Je veux que nous vivions bien le plus longtemps possible. »

« Le temps que je me libère de ces quelques questions. Il ne doit pas être inutile que j’indique depuis quand je suis infecté. »

« Appelle-moi. Je peux te rejoindre si… »

« Je suis grand Madame. Je peux dormir seul une nuit…mais pas plus. »

« J’ai besoin de toi » dit Carine après un dernier baiser.

Elle entre dans le magasin. Chez elle. C’est ici chez elle, et aussi dans la maison où elle ira tout à l’heure.

Comme si j’allais vers « ma » maison, celle que j’ai choisie il y a bien des années et qui révéla la première fêlure dans ce que je croyais une harmonie.

Était-ce déraisonnable ? Nous habitions un appartement. Aude était déjà là. Je rêvais pour elle d’un jardin, pour moi aussi peut-être. Cette maison m’avait plu et me devenait indispensable.

Élisabeth refusa : c’était trop cher ! J’avais cru jusque là que nous prenions les décisions en parfait accord. Elle me dit qu’elle ne pouvait plus suivre mes caprices, qu’elle voulait exister, avoir sa place.

Ce que je croyais de l’entente n’était que soumission. Je m’étais juré, après deux années comme officier en Algérie, que plus jamais je n’imposerai rien à personne.

Et c’était mon épouse qui me renvoyait cette image de tyran.

Ce jour-là notre relation changea. Je ne la voyais plus comme avant. Ses hésitations devenaient des interdictions dans lesquelles j’entendais : « où est ma place ? Quel est mon intérêt ? »

Je revivais le couple de mes parents. Je me suis lancé dans la vie associative, les réunions, les stages, la vie ailleurs.

Aude m’accompagnait souvent en pratiquant le tennis, le ski, l’équitation.

 

 



3.28 1

Cette maison n’est pas chez moi.

Je fais le tour, découvrant les pelouses négligées, les feuilles mortes et les branches tombées. Ce qui donne sur la rue est net et bien entretenu, de ce côté, à l’abri des regards, tout est à l’abandon. La porte de la cuisine est entr’ouverte. Le soleil du matin fait briller les branches givrées des sapins qui dominent la colline.

« Ce paysage en vaut bien d’autres. »

Aucune agressivité dans la voix qui vient de me faire sursauter. De la lassitude peut-être.

« La beauté des paysages comme celle des gens dépend du regard porté sur eux. »

« Celui-là a donc cessé de t’intéresser quand tu m’as trouvée laide. »

Elle est en peignoir. Elle a dû traîner, comme elle disait. Ses cheveux pendent autour de sa face gonflée, presque bouffie. Son premier souci était l’entretien de son corps, particulièrement de son visage. « Par respect des autres ».

« Entre donc. »

Je la suis jusque dans le séjour.

Elle s’affale dans le fauteuil qui fut le mien pendant des années. Dans l’angle de la fenêtre. J’y voyais mieux pour lire et surveiller mon territoire.

« J’ai beaucoup réfléchi depuis ton passage. Il faut que je te dise…même si c’est difficile…Dieu sait combien je souffre d’avoir à te raconter cet horrible moment… »

Mais c’est bien sûr. Un viol ! C’était sûrement un viol !

« Pendant un de tes stages, le Père Martin, mon confesseur, m’a demandé de l’aider à sauver un jeune homme en détresse, drogué, affamé, sans affection ni amis. Il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. J’ai accepté de le garder quelques jours. Nous avons beaucoup parlé. Il me confia les souffrances de son enfance : son père parti, sa mère qui ne l’aimait pas et qui buvait…il avait fugué souvent. Je lui ai dit ma solitude et le vide de ma vie.

Il s’apaisait. Il perdait son agressivité. Il reprenait espoir. Il était le fils que j’aurais tant voulu. Et aussi un confident. Un ami.

Une nuit je me suis réveillée alors qu’il était près de moi, allongé sous le drap. Immobile.

Je ne voulais pas ajouter à son malheur un rejet qu’il n’aurait pas compris.

Je n’éprouvais que de la pitié qu’il a pris pour une acceptation…et…c’est sale… »

Elle pleure doucement sans essuyer ses joues ni son nez.

« Je ne voulais pas…j’aurais dû appeler…j’ai résisté…et puis…quelle importance ? C’était comme embrasser un malade ou soutenir un alcoolique.

Je me précipitai à la douche et j’y restai longtemps.

Je l’entendis s’en aller.

Je jetai les draps et même les couvertures.

Hier, le père Martin, à qui j’avais confessé ma faute, m’a parlé de lui. Il est hospitalisé à Paris. Il meurt du Sida.

J’ai besoin que tu me pardonnes et aussi de l’aide de Dieu. »

 



3.29 2

« Sais-tu quel est le nom de ce garçon ? Dans quel hôpital est-il ? »

« J’ai tout noté sur le papier, là, près de toi. Mais je ne peux rien pour lui. Je n’en attends rien non plus. »

« As-tu vu un médecin ? Tu dois faire faire une analyse. »

« Je ne verrai personne. Je ne me soignerai pas. Je voudrais mourir. Là. Tout de suite. Ah ! Si je pouvais…mais je n’ai pas le droit de décider moi-même. Seul Dieu… »

«  Il faut que tu te ressaisisses ! »

« Tout est de ma faute ! J’aurais dû me défendre. Il n’était pas si fort. Et je t’ai accusé alors que c’était moi la coupable... et elle aussi… Est-ce que je méritais ça ? Me suis-je si mal conduite ? »

« Je ne vais pas te rappeler tes lectures sur les souffrances des martyrs…les tortures infligées au nom de ton dieu à ceux qu’il aimait et voulait éprouver… »

« Je ne me crois pas élue…j’ai du mal à comprendre et accepter… la mort ne m’effraie pas, mais cette déchéance ! Tous les gens qui sauront… »

« C’est terrible pour toi, mais tu pourrais penser aussi à Carine et à moi, ainsi qu’à ceux à qui nous avons peut-être transmis le virus. »

« Il y en aurait d’autres ? Cette maladie est horrible qui punit la luxure ! Combien de gens devront souffrir de ma faiblesse ? »

« Rassure-toi. Carine et moi sommes les seuls. Même son mari… »

« Mais cet accident que j’ai entendu évoquer ? »

« Ça n’a rien à voir avec nous. C’est vraiment un accident. Il n’est pas contaminé. Je voulais seulement que tu saches que des millions de gens souffrent du Sida. »

« Ce sont des drogués, des homosexuels, des débauchés… »

« Je te retrouve enfin. Les autres sont coupables : les épouses de ces gens que tu accuses, leurs enfants, ceux qui ont reçu du sang…ou Carine…Tu es gonflée quand même. Toi, la seule victime innocente ! Je préfère te laisser en juge suprême plutôt qu’en faible victime. Je prends l’adresse de ton amant et je m’en vais. »

Elle est malheureuse bien sûr, mais elle a toujours décidé qui était bon et qui ne l’était pas, qui était honnête et courageux. Elle ne connaît que le blanc et le noir. Le gris n’existait pas qu’elle va peut-être découvrir avec toutes le nuances de chaque être humain.

Il reste des braises dans la cheminée qui s’éclaire des flammes provoquées par les brindilles que je dépose.

Et maintenant ?

Est-ce que je vais voir celle qui fut la compagne de toutes ces années s’enfoncer peu à peu, pourrissant la vie d’Aude et de Gérard, d’Hubert et de Nina ?

 



3.30 3

Attendre au coin du feu le retour de celle par qui je vis ?

Me dégrader lentement de traitements retardateurs en hospitalisations ?

L’hôpital ! Je dois rencontrer celui par qui tout est arrivé. Je retrouve la lettre : Hoareau. Luc Hoareau. Hôpital Foch.

C’est suffisant pour le retrouver. Pour…que lui dirai-je ? Qu’ai-je à attendre de lui ?

Je mange un bout de pain et pars vers la colline.

Ma vie était finie. Sous sa forme productive qui nous fait éléments nécessaires à la société. Il me restait les loisirs, la réflexion, le bonheur partagé avec Carine et les petits, de nouvelles découvertes, des paysages inconnus…

J’ai bien vécu. De quoi pourrais-je me plaindre quand je vois des enfants malades, des orphelins, des sans domicile… ? Je peux toujours…

J’avance vite, traversant des sous-bois glissants, grimpant des versants très pentus après avoir sauté des ruisseaux. Il faut que je me fatigue. Mon corps doit me dire ce que sont ses nouvelle limites. Je veux savoir jusqu’où ces muscles de vieux sauront aller avant de m’abandonner.

Une rivière coule vingt mètres en contrebas d’une falaise que les eaux ont creusée.

Je n’ai qu’à avancer.

Et Carine ?

Elle doit m’appeler.

Je glisse dans les descentes pour retrouver la maison. Je m’agrippe aux branches et aux buissons.

La nuit est là. Cette nuit d’hiver qui vient trop tôt.

Mes mollets sont douloureux. Je ne sens même plus les branches qui me fouettent. Je tombe de plus en plus souvent quand mes pieds buttent contre des obstacles invisibles.

La tentation me vient de m’allonger et d’attendre que le froid me pénètre.

J’avance encore, sans être sûr de suivre le chemin qui me ramène auprès du feu. Jamais je ne me suis égaré, pas plus en ski dans le brouillard qui fait perdre la notion du relief que dans les fourrés épais où je cherchais les champignons sous la pluie de l’automne.

Mon instinct me dit que c’est la bonne direction.

Des lumières brillent tout là-haut sur ma droite. Me serais-je trompé ? De toutes façons il vaut mieux que je les rejoigne. On pourra me conduire.

Je suis à bout. J’ai bu dans les ruisseaux, mais j’ai faim et le froid me pénètre. Je ris en pensant aux plages qui brûlaient mes pieds…


Carine est devant la maison.

« Quel piteux état ! Où étais-tu ? J’ai appelé…j’ai eu peur…je suis venue en roulant comme une folle… »

« Je me suis égaré en marchant dans le bois… »

« Les enfants m’attendent…notre soirée… va vite te doucher… »

Elle repart après un baiser distrait.

Mes muscles se dénouent sous la douche de plus en plus chaude. Je me laisse tomber dans le lit après un grand bol de lait bouillant.

Mon corps ne m’a pas trahi.

Le téléphone ! Où est-il ? Je me cogne aux meubles. Le voilà !

« Pardonne-moi. J’ai eu si peur. Quand je t’ai vu arriver aussi tranquillement alors que j’avais abandonné mes enfants…Ils viennent de se coucher. Tu étais sans doute au lit. »

« Oui. J’ai mal partout. J’ai marché pendant cinq ou six heures à travers les ronciers en glissant sur les feuilles. Je suis crevé. »

« Et tu es debout tout nu dans le froid de la chambre. Couche-toi vite. Je serai là vers dix-sept heures. Je m’occuperai de tes courbatures. Ne repars pas dans les bois. Á l’avenir nous irons ensemble. J’ai besoin de toi.»

 

 

 

 

 

 

 

JC Champeil