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3 1er janvier. Heureuse année

 

Lorsque j’ouvre les yeux, Carine me regarde.

« Á quoi pensais-tu ? »

« Á ce qui nous attend. J’ai quand même un peu peur. Non de la maladie, ni même des réactions de nos proches, mais…j’ai peur que nous nous perdions. Ici c’était facile. Chacun de nous n’avait que l’autre. Mais là-bas… les familles…les relations retrouvées… »

« Nous devons y aller. Je sais ma chance. Je sais ce que serait une vie sans toi. Mais j’ai vécu dix-huit années de plus… »

« Ce n’est pas ce qui peut changer quelque chose dans notre relation. Mais le temps nous est maintenant compté… »

« S’il ne me restait qu’une heure c’est avec toi que je voudrais la vivre ! »

« Qu’en sera-t-il dans deux mois ? »

« Nous savons ce que nous avons à préserver. Si nous le voulons vraiment tout sera simple. »


Nos amis arrivent alors que nous chassons les derniers grains de poussière. Ils emporteront les provisions qui restent ainsi que le téléviseur et le magnétoscope.

Parce qu’ils veulent « profiter de nous », je dois m’installer près de Rémi alors que Carine s’assied à l’arrière. Nous aurions préféré apprécier côte à côte ce dernier moment réunionnais.

Nos pieds souffrent dans les chaussures retrouvées. Les pantalons empêchent nos jambes de s’aérer. Á Orly c’est l’hiver. Nous nous sommes équipés pour affronter le froid.

Dernières embrassades. Derniers souhaits de bonne santé (s’ils savaient !) Promesse de se revoir… et nous allons à l’enregistrement des bagages. Nous n’en avons guère plus qu’à l’arrivée. Juste quelques cadeaux et souvenirs ainsi que deux ou trois livres.

Une page se tourne.

Allons-nous de l’avant ou devrons-nous relire les précédentes ?

Nous gagnons la fraîcheur du bar du premier étage pour entrer dans cet état propre au voyage, entre rêve et somnolence, entre vacuité et observation. Le temps ne nous appartient plus. Nous sommes dépendants.

Carine dit : « c’est comme à l’hôpital. Nous sommes hors du monde et du temps. Presque des objets. »

« C’est peut-être pour ça que certains aiment les voyages. Pour se perdre. Pour cette non vie. Pour redevenir des enfants que l’on prend en charge. »

La fourmilière s’anime. L’agitation extrême des arrivants qui courent, s’informent, se repèrent…se calme peu à peu. Ils se rassurent en prenant possession des lieux. Les blasés, ceux qui ont l’habitude, ont eux aussi besoin d’un temps d’adaptation. Ils laissent tomber plus vite la pression et l’urgence pour se mettre à l’écart.

Nous sortons marcher. Les flamboyants rougissent. La montagne qui enferme Mafate et Salazie se dresse devant nous.

Nos mains se trouvent et s’étreignent.

« Nous serions partis bientôt sans regret. » Dit Carine.

«Oui. Nous l’aurions décidé. Là… »

« On nous appelle. En route pour l’avenir. »

« L’avion peut être détourné par un pirate ou exploser en vol. »

« Ou nous allons nous poser dans l’océan pour jouer avec les requins. Qu’importe puisque nous sommes ensemble.

 

Nous sommes près d’un hublot, à l’avant de l’aile. Nous voyons la Réunion disparaître rapidement au milieu de l’océan lumineux.

Carine rassure une jeune Malbaraise qui lui confie ses craintes pour son premier départ. Elle sait si bien écouter que les gens lui disent toujours leur vie.

Le retour !

Je vais revoir mes collègues, mes voisins, mes compagnons du Stade et mes anciens élèves. Il faudra que je dise…que je supporte les regards …

« Vous n’avez pas changé ! » Diront ceux qui me trouveront vieilli et fatigué.

« Qu’est-ce que tu es bronzé ! » Alors que ma vie sur les terrains de sport, les piscines et les pistes de ski a depuis bien longtemps cuit ma vieille peau.

Heureusement, ils seront plus nombreux qui ne me verront pas, n’ayant nul besoin de moi qui ne suis plus qu’un retraité.

Á la question : « c’est qui ? » on donne la profession qui devrait tout dire de la personne rencontrée. Et je n’étais prof que dix-huit heures par semaine, la moitié de l’année, pendant les deux tiers de ma vie : en tout cinq cents heures par an. J’ai donc vécu plus de cinq cent mille heures dont seulement vingt mille à travailler. Un vingt cinquième du temps. Et j’étais « le prof ».

« Qu’est-ce qui te fait rire ? » demande Carine.

« Les gens ne voient en moi que l’ancien prof et je viens de compter que je ne l’avais pas été plus d’un vingt cinquième de ma vie ! J’ai été dix fois plus un dormeur et deux fois plus un mangeur. Tu te rends compte : j’ai passé plus de temps à table qu’au boulot ! »

« Et encore ! Le boulot il faudrait dire ce que c’était. Jouer avec des ados sur des pistes de ski, des terrains de sport, des gymnases ou des piscines… Nombreux sont les charpentiers et terrassiers qui auraient échangé leur place avec la tienne. »

Tu peux te moquer ! Toi qui t’enrichissais à faire la conversation à des bourgeoises et des beaux gosses ! »

Nous rions en réalisant que la vie d’avant nous rejoint déjà. Je suis le prof, elle la commerçante. Comme si Carine et Roland s’éloignaient déjà.

« Nous nous préparons aux rencontres prochaines » dit-elle en riant.

« Nous repartirons bientôt ».

« Si nous en profitions pour choisir le camping-car de nos rêves ? Nous pourrions en louer un à Paris. Nous prendrions le temps… »

« Te souviens-tu que c’est l’hiver ? »

« Ils sont chauffés. Nous pourrions aller partout sans gêner. Notre maison serait proche de celle de nos hôtes. Indépendants toujours. »

« Mais s’il neige ? Au prix des locations, ce ne serait que pour quelques jours. Nous avons mon appartement. »

« Non ! Je ne veux pas me retrouver dans vos meubles. »

« Tu sais bien que nous n’y avons pas vécu. C’était l’appartement de mon père. Seule, ma fille y a passé trois ans. »

« Il fait partie de ton passé. Comme ma maison. »

« Tu ne peux pas comparer. Je vis bien de ta retraite depuis que nous sommes ensemble. Elle est aussi ton passé. »

« Nous l’avons commencée ensemble. Un appartement c’est une histoire. Tu y as fait des séjours avec ton mari. »

« Tellement peu. »

« Ce n’est pas une question de temps. Nous irons à l’hôtel. Nous aurions pu rendre visite à nos enfants sans habiter chez eux…revoir des amis…Tu aimais l’idée de l’itinérance… »

« Oui. J’en ai toujours envie. Mais pas en hiver. »

« Nous irons à l’hôtel. Nous louerons une voiture. »

« Les locations sont coûteuses. Il vaut mieux en acheter une que nous revendrons lors de notre départ. »

« Madame la femme d’affaires a raison. Vous connaissez les choses importantes de la vie. Je n’ai, quant à moi, que de modestes compétences pour ce qui ne va plus avoir d’importance : la promenade, l’amour, la conversation...toutes ces petites choses qui n’ont que le bonheur comme but ».

« Tiens. Regarde. Un bateau. »

Carine se penche sur moi pour voir dans le hublot. Je caresse ses cheveux. Elle profite de sa position pour lancer sa main dans une exploration indiscrète avant de se redresser en riant : « me voilà rassurée. Je vérifie que ta colère est déjà passée. Tu ne me rejettes pas encore tout à fait. »

Comme sa voisine l’interroge sur ce que nous avons vu par le hublot, elles reprennent leur conversation pendant que je ferme les yeux.

 

 

 

 

 

3.1 3

J’aurais aimé partir en camping car, même si l’hiver n’est pas la saison la meilleure. Nombreux sont les skieurs utilisant ces résidences secondaires roulantes. Est-ce l’apparence SDF de cette vie qui rebute Carine ?

Tant pis ! Son appartement me serait insupportable. Il ne s’agit pas du regard des autres…pas seulement. Elle a passé des nuits là-bas avec l’autre. Celui qui bouleverse notre vie et provoque ce retour.

Je ne sais pas si je suis jaloux. Q’importe ! C’est l’avenir que nous voulons partager…pour ce qui reste.

Des pensées plus ou moins ordonnées m’empêchent de dormir. Je vois mes enfants, mes collègues, son mari… je nous y perds.

Nous devrons être attentifs à nous protéger.

« Je pensais qu’il faudrait préserver des moments pour nous deux. » Dit Carine lorsque j’ouvre les yeux.

Je souris et porte sa main à mes lèvres.

« La même conclusion terminait mes rêves. Tout nous dire. Partir chaque fois qu’il le faudra pour nous sauver. Dans les deux sens du mot. »

« Comme dit ton auteur préféré dans son Éloge de la fuite. Nous aurons aussi à ménager ceux qui nous sont chers. »

« Nous entrons dans une zone de turbulence comme pourrait le dire le pilote. Nous sommes avertis. »

« Oh ! Regarde ! C’est beau ! »

Je me penche vers Carine avec qui j’ai changé de place. L’Afrique se dévoile avec ses pistes et ses vallées asséchées. Nous apercevons quelques villages et même une case de ci delà.

« Ils pourraient nous dire ce que nous survolons. C’est vraiment superbe ! »

L’hôtesse qui reprend nos plateaux répond à notre question avec une étonnante précision : « c’est l’Afrique. »

Ces belles dames qui me faisaient rêver quand j’étais adolescent, comme beaucoup de lecteurs de romans à la même époque, ont perdu de leur aura depuis qu’elles servent monsieur et madame Toutlemonde dans les voyages aériens banalisés.

Carine poursuit sa conversation avec la jeune Créole. Je contemple les terres que nous survolons. Ce fleuve pourrait être le Nil. Du haut d’une colline on voit très bien au loin. Là, nous ne sommes qu’à dix kilomètres du sol. Le ciel est très clair. Moi qui n’aimais pas les voyages lointains, préférant courir de journées d’étude en stages à travers la France, je me découvre un plaisir tout neuf d’explorateur.

J’aimais bouger. Pour surveiller des plages ou des piscines. Pour organiser des compétitions ou diriger des formations. Pour…agir. Encore et toujours apprendre, aux deux sens du terme.

Me voilà stoppé.

La retraite me laisse au bord du chemin.

Inutile.

J’aurais pu continuer à m’occuper des autres. La vie associative le permet. Être celui qui sait. Celui qui conseille. Celui qui décide aussi. Il aurait suffi que j’accepte les propositions faites par mes amis engagés en politique. Mes activités dans les associations m’avaient fait connaître. Ils étaient certains que mon nom leur apporterait des voix. Adjoint aux sports, je ferais des discours et participerais à des cocktails. On me saluerait. C’est vrai que j’aurais pu travailler à faire avancer des idées et des projets. J’en ai tant vu gonfler de leurs titres.

La retraite est une chance ou une malédiction.

On est libre après des années d’obéissance à des horaires et des chefs, à des préjugés et des habitudes.

Libre.

Mais vieux.

Les envies et les désirs sont émoussés. Les pantoufles et le jardin ont remplacé les rêves.

Alors la liberté !

Heureusement Carine est là.

Je serre légèrement sa main et lui glisse à l’oreille : « heureusement tu es là ! »

 

 

 

 

3.2 4


« Notre retour vers ces vies que nous ne partagions pas. Mais tout va bien puisque tu es là ».

Elle serre ma main et se laisse à nouveau entraîner par les inquiétudes de sa voisine. Carine lui dit la vie en France et tout ce qui sera différent pour la jeune Créole.

Elle a besoin d’être utile.

Nous vivons en solitaires depuis plus d’un an. L’un par l’autre. Carine répète qu’elle aime le calme et même la solitude, et elle cherche à lier connaissance avec tous les gens rencontrés. Elle attire les confidences.

Moi j’ai trop donné. Beaucoup reçu aussi. Ces milliers d’ados, et autant de stagiaires, m’ont dit leur vie en herbe ou déjà usées… Á quoi ça sert ? Qui suivra le conseil sollicité ? De quel droit dire « il faut » ou « il ne faut pas » ? Qu’est-ce qui est important ? Rompre une relation amoureuse pour suivre des études et se retrouver seul ? Travailler durement pendant son adolescence et mourir dans la neige au cours d’une randonnée ou se faire faucher à vingt ans en sortant d’un night club espagnol comme deux enfants de mes amis ? Que dire qui ait un sens ?

Écouter ! Oh ! Ça oui. Écouter. Ce que personne ne fait.

Laisser parler les autres afin qu’ils formulent leurs attentes et qu’en se racontant ils apprennent à se connaître. Ils se sentent un peu plus importants puisqu’une oreille attentive s’offre à eux.

Carine aide l’inconnue comme elle l’a fait pour toutes ses clientes dont elle recevait les confidences. Elle dit que c’était une nécessité professionnelle. Elle exprimait là son besoin d’aider.

Elle va retrouver ce monde.

Je vais devoir affronter Elisabeth. Lui dire qu’en plus de la honte qu’elle disait avoir subie lors de mon abandon, je lui ai peut-être aussi laissé une maladie mortelle. Je n’ai jamais évoqué avec Carine cette courte période suivant notre rencontre pendant laquelle j’ai encore partagé le lit de mon épouse.

Si peu de temps. Et si peu de relations… Peut-être assez …

Ce sera difficile.

Pourvu qu’elle n’ait pas été infectée ! Je n’aimerais pas…

« Á quoi penses-tu ? »

Je regardais ces superbes images. Nous survolons la Méditerranée. Les innombrables îles sont couvertes de maisons blanches. C’est sans doute la côte italienne. Veux-tu prendre ma place ? »

« Merci. Je vois bien d’ici. Tu en profiterais pour faire le joli cœur avec ma jeune amie. »

Je viens de mentir à Carine. Pour la première fois je ne lui ai pas livré mes pensées.

Nous regardons ensemble ce paysage de rêve, son front contre ma joue, son épaule sur ma poitrine. Je ne lui ai pas vraiment menti. Je ne lui ai simplement pas répondu. Ce qui revient au même. Il faudra que je lui dise que je dois revoir ma femme pour lui annoncer… Je devrai donc parler à Carine de cette période pendant laquelle, infidèle à ma maîtresse, je l’ai trompée avec mon épouse !

Dit ainsi c’est vaudevillesque. Il m’a fallu quelque temps pour fermer mon ancien livre. Je trouvais plus facile de prolonger un peu … C’était lâche et détestable.

Cette sale maladie conduit ceux qui la portent à mener des enquêtes au plus profond de leur passé. Il faut avouer pour protéger les autres. Nombreux doivent être ceux qui préfèrent le silence.

 

 

 

 

 

JC Champeil