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« Attendons d’être sûrs. Pour l’instant c’est moi seul… »

« Allez ! Viens ! Allons au laboratoire. »

« Il faut une prescription médicale. »

« Parce que ce médecin n’a pas fait le nécessaire ! Il n’est vraiment pas très performant ! »

« Il voulait te voir. Aucune obligation n’est faite à un séropositif d’informer son conjoint ou son partenaire. «

« Et bien il va me voir. Si nous y allons maintenant, nous n’attendrons pas. Nous serons de retour pour le déjeuner. »

« Pourquoi se hâter ? Tu penses au repas et, en même temps tu veux tout bousculer. »

« Je ne supporte pas que nous ne partagions pas tout. Sidaïque si tu veux l’être, mais avec moi ! »

« Pour l’instant je ne suis que Séropositif. Quoi qu’il en soit il faut être à jeun pour la prise de sang. »

« Je suis restée au lit plus longtemps puisque tu n’étais pas là pour m’apporter mon jus de fruits, mon café et mon pain grillé. Quand je me suis levée je n’avais pas faim. »

Elle range son livre, ferme les portes et vient vers moi comme si rien ne s’était passé. Comme si nous allions à la plage. »

Elle rit : « je vois un avantage à cette nouvelle situation : il n’est plus question de mariage. Puisque je ne te survivrai pas, nous n’avons pas besoin de penser à mes vieux jours. »

« Je peux mourir le premier. »

« Nous mourrons ensemble. Je ne veux pas te voir souffrir. Je ne veux pas souffrir non plus. »

« Je n’étais pas allé si loin. Tu as raison. Nous partirons ensemble. Mais c’est injuste. Tu as vécu tellement moins que moi. »

« Si on compte les années. Mais j’ai bien vécu. Et c’est moi qui apporte cette fin. »

« Nous n’en savons rien. »

« Je le sais. Toi aussi. Tu te souviens de ce garçon. C’était tellement peu important. Avec la vie qu’il menait, j’aurais pu être prudente. Il faudra que je l’informe. Il pourrait en contaminer d’autres. Peut-être l’a-t-il déjà fait. »

« Nous devrons avertir nos anciens conjoints. Ce sera un moment peu agréable à passer. Nous écrirons… »

Le rire de Carine tinte à nouveau : »nous leur devons quand même plus que ça. Il faudra les voir. »

Elle a raison. Il va falloir repartir en Métropole. Les affronter. Retrouver le regard des autres. Nous verrons aussi les petits. Pour la dernière fois peut-être.

Le médecin nous reçoit immédiatement.

« Bonjour madame. Je comprends votre inquiétude. Si vous… »

« Je ne suis pas inquiète. Je veux avoir confirmation de ma séropositivité. »

« Mais ce n’est pas certain. Seule la prise de sang... »

Le rire de Carine surprend le praticien.

« Vous voulez parier ? Une bouteille de champagne ? Vous savez bien que je suis séropositive. C’est même moi qui ai contaminé Roland. »

« Je vais vous examiner… »

« Plus tard. Je veux aller au laboratoire. »

Le médecin s’enfonce dans son fauteuil. Il s’impatiente de ne pas garder la maîtrise des événements.



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« S’il vous plaît » reprend Carine « pourriez-vous ajouter que les résultats doivent m’être communiqués directement ? »

«  L’habitude… Ils ne vont peut-être pas accepter. »

« Si vous voulez bien le préciser sur l’ordonnance. Peut-être accepteriez-vous de le confirmer par téléphone ? »

« De toutes façons vous devrez attendre demain matin puisqu’il faut que vous soyez à jeun. »

« Merci Docteur. Á bientôt » dit Carine sans vouloir contrarier plus le médecin en l’informant du fait que nous pouvons aller directement au laboratoire. La secrétaire nous regarde passer alors que Carine rit une fois encore.

« Le pauvre. Il est en état de choc. »

« Attends. Je règle. »

« Mais non. Il n’avait qu’à te donner l’ordonnance tout à l’heure. Nous n’aurions pas eu à nous déplacer. »

« Tu es redoutable. »

« Vingt années de vente m’ont appris les relations commerciales. Nous sommes les clients. Qu’il s’agisse de chaussures ou de soins médicaux, le client est roi. S’il le veut. Aujourd’hui j’ai envie d’être reine. Souviens-toi que nos jours sont comptés. Nous n’avons plus le temps de subir les usages ridicules ni les petits pouvoirs des uns ou des autres. »

Je lui ôte la clé alors qu’elle ouvre la voiture.

« D’accord Madame. Mais c’est moi qui conduis. Je ne tiens pas à ce que nos heurtions un arbre ou que nous sautions dans l’océan sous prétexte que le temps nous est compté. Il l’est d’ailleurs depuis notre naissance puisque la vie est la plus terrible des MST, mortelle à tous les coups, ainsi que l’a dit un humoriste. »

La main de Carine effleure mon cou pendant que nous longeons la côte.

Le paysage retrouve la beauté de nos premiers jours sur l’île.

Elle murmure : « nous avons bien fait de venir. Cette année a été merveilleuse. Nous reviendrons n’est-ce pas ? »

« Si tu le veux. »

Je n’avais pas pensé si loin. Quand nous aurons revu tout le monde et fait nos adieux, cet éloignement préparera l’ultime séparation.

« Crois-tu que le laboratoire est ouvert à l’heure du déjeuner ? »

« Oui, pour les gens quittant leur travail. »

Dans la salle d’attente, Carine prend ma main. Nous évitons d’habitude ces gestes en public. Aujourd’hui c’est différent. L’excitation de Carine cache mal son inquiétude.

La fraîcheur du lieu est agréable en ce début décembre de l’été austral.

Carine revient.

« Nous aurons le résultat en fin d’après-midi. »

« Si vite ? »

« J’ai juste insisté un peu » dit-elle en laissant éclater son rire qui fait lever la tête des deux jeunes Malbares affairées derrière leur écran d’ordinateur.

La chaleur s’abat sur nous soudainement même si la voiture était à l’ombre d’un bougainvillier.

« Puisque Madame est satisfaite après tous ses scandales, je propose à Madame de déguster des samoussas au camion. Á moins que tu préfères manger chinois ? »

« Allons au camion bar. Nous serons bien sous les filaos. »

Je pose les samoussas, un sandwich et deux Perrier sur la table de pique-nique posée face à l’océan. C’est l’heure calme. Aucun véhicule ne circule. Personne n’est sur la plage voisine.

L’île est à nous.

« Tu as bien fait. Nous sommes mieux là qu’à la maison.» Dit Carine un long moment plus tard.

« Et si nous allions à l’Étang Salé ? »

« Oui. Ça nous fera du bien de marcher. »

Vivant au même rythme, nous n’avons aucun désaccord si ce n’est pour la télévision : je n’aime que le sport, les informations et les débats. Carine n’apprécie que les fictions et les variétés. J’ai de plus en plus la certitude de perdre ma vie dans les films prédigérés par des industriels, alors que le monde ouvert m’apporte des occasions de connaissance et me permet de progresser.

 

 

. Je peux apprécier la superbe vue depuis cette route bâtie au plus près des vagues. Si près que les embruns recouvrent souvent la voiture.

Ma main caresse la peau de celle qui m’est plus indispensable que l’air et l’eau. Sans elle je serais seul. Je ne saurais pas vivre seul.

« Je suis bien. »

Nous rions d’avoir dit en même temps ces trois mots.

« Il suffit de peu de choses pour nous rendre heureux. Quelques samoussas ou un sandwich, un peu d’eau gazeuse, une île tropicale, et… »

« Et la certitude de mourir bientôt » murmure Carine avant de retrouver son rire. Ce rire que j’entendais si souvent au début de notre vie commune et qui devient plus rare. Comme si sa joie s’affadissait au rythme du quotidien.

« Serions-nous ainsi fait que nous ayons besoin de ruptures et de catastrophes pour apprécier le bonheur ? »

« Peut-être » répond Carine « d’autres aiment peut- être savourer les instants paisibles et atteindre la béatitude. Nous sommes trop actifs, heureux dans les changements qui nous forcent à nous adapter. »

Laissant les chaussures dans le coffre, nous traversons la bordure de filaos en nous piquant sur les pommes tombées du résineux.

Nous restons à la limite du soleil.

La houle s’est formée et les vagues déferlent violemment, emportant quelques baigneurs qui jouent à se laisser rouler. De rares touristes brûlent, allongés sur le sable noir venu du basalte volcanique. La plage offre en vain on arc de deux kilomètres. Les baigneurs préfèrent s’agglutiner sur le sable blanc de Saint-Gilles. Il est vrai que l’absence de barrière de corail laisse déferler les grosses vagues. Rien n’arrête les requins.

Nous venons là souvent pour marcher ou courir. Carine n’aime pas la violence des rouleaux. Elle avance sur le sable et crie : « ça brûle ! »

Je cours de plus en plus vite jusqu’à l’océan dont la fraîcheur relative efface la brûlure de mes pieds.

Carine arrive à son tour en riant. « Dix mètres de plus et je hurlais. Quand je pense aux Tamouls qui marchent tranquillement sur le feu ! »

Nous avançons en gardant les pieds dans l’eau. Le vent apporte de fines gouttelettes rafraîchissantes et des grains de sable piquants.

Il ne peut rien nous arriver.

Nous allons main dans la main.

Ensemble.

Les poissons grimpeurs tapissent les rochers qui limitent la plage. Ils résistent aux vagues et au vent. Plus peureux, les crabes s’enfuient en nous voyant.

Nous restons là longtemps. Apaisés. Heureux.

Deux chiens qui se disputent une poule sans tête nous arrachent à la paix.

Encore un sacrifice. Quelqu’un est venu rompre ou jeter un sort.

Á quelques pas, une bouteille et trois paires de ciseaux trônent au milieu de fleurs.

Á chacun sa superstition. D’autres vont s’agenouiller au-dessous d’une croix ou se prosterner à heures fixes en direction du soleil levant.

Nous n’avons pas besoin de parler. Certains de penser les mêmes mots.

Nous reprenons notre marche plus rapide qu’à l’aller.

« Il te tarde de savoir. »

« Oui. Et pourtant je suis certaine du résultat. »

« Allons jusqu’à Saint-Pierre. Nous retiendrons les billets pour l’avion. »

La route s’éloigne de l’océan, nous laissant découvrir le Dimitile et les Makes.

« Nous approchons de Saint-Pierre » dit Carine en riant.

Nos pensées ont pris le même chemin.

« Pour des athées venant d’apprendre qu’ils approchent de la mort, c’est amusant d’approcher du gardien du paradis. »

« Ne rêve pas. Tu ne seras pas à la droite de dieu. Juste dans la fraîcheur d’une agence de voyages climatisée.

Les billets sont retenus. Nous partirons dans trois jours.

 

 

 

 


Dernières journées Réunionnaises.


Les sommets qui ferment le cirque de Cilaos se découvrent par instant des brumes de l’après-midi. En franchissant la Rivière Étienne, nous admirons la queue de cheval de la cascade bondissant de la centrale électrique du pont de l’Entre-Deux.

Nous allons partir.

Je retrouve l’attrait des premiers jours pour ces paysages qui devenaient habituels.

« C’est peut-être la dernière fois » murmure Carine.

Je pose ma main sur sa cuisse brunie par une année de soleil tropical.

Elle roule plus lentement qu’à son habitude. Elle ne proteste pas contre ceux qui restent au milieu de la chaussée, refusant le passage. Elle est moins sereine qu’elle ne le dit.

« Tu vois comme je roule ? Est-ce qu’au fond j’ai peur de savoir ? Je suis sûre d’être séropositive moi aussi. Je n’ai pas peur de mourir, et… »

« Et le vieil animal qui nous habite depuis des millénaires en ayant résisté à toutes les épidémies, les famines et les guerres, ce vieil animal logé au plus profond de nos cerveaux a peur. C’est lui qui gouverne nos instincts et nos réflexes. Même sans notre accord il est prêt à se battre. »

« Je saurai lui montrer qui commande ! »

Carine retrouve la vivacité de sa conduite.

Tout ne sera pas aussi facile que nous faisons semblant de le croire.


Le directeur du laboratoire nous reçoit.

Madame Delsuc, si vous voulez bien me suivre. »

Comme je m’avance, il dit : « excusez-moi monsieur. Je dois m’entretenir avec madame seule. »

« Mais non ! » Intervient Carine « Roland sait depuis ce matin qu’il est séropositif. Il n’y a aucune raison pour que nous ne restions pas ensemble. »

« Très bien. C’est inhabituel, mais si vous y tenez. »

Nous nous asseyons dans des fauteuils luxueux.

« Nous n’avons pas l’habitude de donner de tels résultats aux malades. Le docteur O’Coq m’a demandé de vous informer… »

« Nous savons ce qu’est le Sida. Nous voulions simplement avoir confirmation de ma séropositivité. »

« En effet, les résultats…Mais l’évolution est très différente selon les cas… »

Carine se lève. « Bien. Me voilà informée. Je ne souhaite pas vous faire perdre un temps qui sera utile pour d’autres. Nous allons organiser une petite fête. Je vous remercie de bien vouloir me donner le relevé des résultats. »

Le directeur se lève à son tour. Il est déstabilisé. Á quoi sert son beau bureau ? Que représente sa fonction si les malades se permettent de le bousculer ?

Nous retrouvons la chaleur de la rue, riant comme deux gamins auteurs d’une farce.

« Tu as parlé de fête ? »

« C’était juste pour ennuyer le grand chef… »

« Tant Pis ! Tu l’as dit. Allons faire les achats. »

Nous reprenons la route de Saint-Gilles. Nous trouverons ce qui nous est nécessaire au « Champion » de l’Hermitage.

Quand elle arrête la voiture sur le parking du supermarché, je dis : « s’il te plaît, ouvre cette enveloppe. Je veux lire le résultat. »

Elle déplie la feuille : « positif. Tu espérais avoir une particularité ? C’est manqué. Tu as juste quelques heures d’avance pour l’information. »

Nos mains se retrouvent. Carine reprend, la voix plus sourde : « comme j’ai eu quelques mois d’avance dans la contamination. Si tu étais venu plus tôt… »

« Mais c’est peut-être moi… »

« Tu sais que non. La seule rencontre à risque, c’est moi qui l’ai faite. C’était tellement stupide. »

« Rien n’est jamais aussi simple. Il a été le révélateur. C’est lui qui ‘a conduite à regarder autour de toi. Sans lui tu n’aurais peut-être pas pris la décision de partir. Il t’a fait comprendre que tu ne voulais pas devenir la bourgeoise collectionneuse d’aventures. »

« La bourgeoise! Sois correct je te prie ! Tu as sans doute raison. C’était tellement nul que j’ai décidé de changer de vie. »

« Pourrons-nous le retrouver ? Il faut le lui dire. Pour lui et pour les autres. »

« Il venait de quitter une de mes amies après une liaison de quelques mois. Elle sait probablement où le joindre. Je retrouverai l’orchestre dans lequel il jouait.»

«  Ton amie est concernée elle aussi. Te rends-tu compte de la chaîne ? »


Nous apprécions la fraîcheur du magasin. Nous emportons le champagne, le foie gras et les crevettes constituant nos menus de fête. Depuis notre première soirée, ces trois ingrédients sont indispensables et suffisants.

La caissière qui nous voit souriants et heureux sourit en nous regardant nous éloigner enlacés.

Carine lance son rire qui déride les clients dans un rayon de dix mètres.

Nos mains se retrouvent sur le chariot. Je suis certain que c’est la même pensée qui nous vient. Je dis : « oui. Ce sera comme ça. »

Elle aussi a pensé à notre dernier soir.

Le soleil illumine la bande de nuages posée sur l’océan avant son brutal plongeon. Nous nous arrêtons à la Pointe des Châteaux pour admirer les couleurs mourantes.

« Nous avons de la chance » dit Carine « tant de gens n’aurons jamais vu ces somptueux couchers de soleil sous les tropiques. »

« Et tant de gens sont là qui ne le voient pas. »

« Il faut être deux pour donner un sens aux couchers de soleil. »

« Comme pour le champagne. Comme pour la vie. »

Ces quatre derniers mots nous sont venus en même temps.

 

 

 

 

Je rentre la voiture et ferme portail et volets pendant que Carine prépare notre soirée.

Trois des bougies, stockées depuis le cyclone, éclairent la table basse où sont disposés crevettes et foie gras. Les autres éclairent la mezzanine et l’escalier.

Le champagne fraîchit dans la cocotte minute emplie d’eau et de glaçons.

« Monsieur est servi. Pendant qu’il ouvre la bouteille, la soubrette file à la douche. »

Quelques minutes plus tard, je tends la serviette à Carine et prends sa place sous l’eau qui ne parvient pas à être froide.

Nous nous installons dans nos fauteuils, vêtus des mêmes longs tee-shirts.

Comme deux adolescents amoureux, chacun décortique les crevettes qu’il offre. Nous dégustons les toasts de foie gras en buvant dans le même verre.

Heureux !

On peut être heureux loin de tout, sans meubles ni bibelots, sans appareils électroniques… dans le dénuement…en se sachant condamné.

« Ensemble. »

Nous avons dit le même mot concluant des pensées communes.

« Est-ce que ça aurait duré ? Est-ce que le miracle sans cesse renouvelé d’un accord permanent aurait passé les années ? » Murmure Carine. « L’usure de l’habitude n’aurait-elle pas effacé peu à peu cette communion ? »

« Je veux croire que non. Nous savons combien cette chance que nous avons eue de nous trouver mérite d’attention et de soins. Nous ne le saurons pas. Pour moi ce n’est pas grave. J’avais déjà vécu. Je n’aurai pas à me replier doucement ni à affronter …Mais toi ! C’est trop injuste ! »

Ses lèvres me font taire.

Nous abandonnons les restes de notre festin.

Les chiens peuvent bien hurler sans fin.

Nous sommes accrochés l’un à l’autre comme des naufragés touchant enfin la côte.

Pour toujours.

Jamais seuls.

Après le long moment de passion et de tendresse qui nous a unis je m’endors.

Quatre heures.

La main de Carine cherche la mienne.

« Tu es réveillée depuis longtemps ? »

« Si nous allions faire une dernière balade ? »

Je saute hors du lit : « je suis déjà en route. »

Tout est calme.

Je mets de l’eau, deux pommes et des gâteaux dans nos sacs de ceinture pendant que Carine prépare les petits déjeuners.


Dès que nous arrivons au-dessus de Saint-Louis nous apercevons les hauts du Dimitile et le volcan.

« Le Piton des Neiges ou le Volcan ? »

« Le Piton si tu veux bien. Nous reverrons Cilaos et sa route surprenante. »

Le ciel s’éclaire peu à peu alors que nous suivons le Bras de Cilaos.

Je dis : « tu as fait le bon choix. Ce dernier souvenir de l’île restera aussi longtemps que… »

La main de Carine se pose sur mon cou.

Cette route de fin du monde, errant entre précipices et rochers, convient à nos sentiments.

Nous sommes seuls. Personne ne nous suit. Nous ne croisons aucune voiture.

J’éteins les phares à la sortie du tunnel pour apprécier l’exceptionnel panorama. Les sommets sont découpés par la clarté précédant le lever du soleil. Des lucioles signalent les îlets, tout en bas dans le noir.

Plus qu’un cirque c’est un immense cratère. Plus beau encore que Mafate l’inaccessible.

« Nous sommes à l’abri. Ces murailles… les milliers de kilomètres d’océan…rien ne peut nous arriver » dit Carine en portant ma main à ses lèvres.

 

 

 

 

Il fait jour quand nous traversons Cilaos. Les chiens disent la fin de leurs angoisses aux coqs dont les chants déchirent le matin. Les volets s’ouvrent. Les créoles n’aiment pas la nuit. Enfermés au coucher du soleil ils sortent aux premières lueurs.

Je gare la voiture sous les grands résineux. C’est le Bloc, le début du chemin. Á plus de mille mètres d’altitude, il fait frais. Nos coupe-vent seront utiles.

Carine part la première. Nous avançons vivement. Cette sortie est un adieu en même temps qu’un test. Est-ce que la maladie nous affaiblit déjà ? Pourrons-nous résister ?

Carine se retourne : « stop ! Péage ! »

Un baiser nous rassure.

Nous reprenons notre souffle.

« Tu démarres toujours trop vite. Laisse-nous le temps de nous échauffer. Mes vieux muscles ont besoin d’être ménagés. »

« Tu pensais aux virus. C’est encore trop tôt. Seule la paresse qui avait ralenti notre activité physique sera une excuse pour notre essoufflement et notre fatigue musculaire. »

« Parce que la paresse est une excuse ? Je croyais que c’était un des péchés capitaux ? …C’est vrai que je pensais à notre affaiblissement prochain. »

« Nous étions déjà plus faibles. Tu ne cours plus les terrains avec ton équipe de rugby. Quant à moi, il est heureux qu’aucun chronométreur ne relève mes temps de nageuse au ralenti. »

« D’accord. Je suis vieux. Je vais quand même essayer d’atteindre le refuge. Tu pourras m’y laisser. Les touristes me donneront bien un peu de pain. »

Le soleil éclaire le Dimitile jusqu’au Grand Bénard. Les Salazes se dessinent sur le ciel au-dessus de Mafate.

Main dans la main nous contemplons les à pics adoucis et protégés par la végétation.

Je prends la tête. Nos regards se cherchent à chacun des virages du sentier. Nos respirations se rythment. Nous avançons sans à coups.

« J’ai soif ! »

Nous nous asseyons pour croquer une pomme. Depuis une heure et demie nous progressons sur le sentier fait de gros blocs créant le difficile escalier. Le pull rejoint le K-Way autour de notre taille.

« Nous avançons bien pour de grands malades » rit Carine.

« C’est peut-être au retour que je m’effondrerai. Tu iras cherche les secours et je rentrerai en hélicoptère. »

« Certainement pas. C’est un trop bel endroit pour… »

« Oui. Il me suffirait d’avancer au bout du rocher… Mais je compliquerais la vie de ceux qui se croiraient obligés d’aller à la recherche de mes débris dans la pente. Je trouverai mieux. »

« Nous trouverons mieux. Ce jour-là nous serons ensemble. »

Je suis avec plaisir les fines jambes bronzées de Carine.

« C’est drôlement plus facile de monter derrière toi. Il me vient même de drôles de pensées. »

« Garde ton souffle. Nous verrons bien au retour si tu as encore de l’énergie. »

La chapelle accueillant les offrandes dépassée, nous atteignons le col.

Pas un nuage ni un filet de brume. Le vent glacé qui passe la crête empêche l’éblouissant soleil de nous réchauffer. Nous enfilons pulls et K-Way avant de boire et grignoter un gâteau. Nous nous reposons un peu, assis l’un contre l’autre, pour contempler ensemble le cirque.

« J’aurai bien vécu. »

Une fois encore, c'est en même temps que nous avons prononcé les quatre mots. Enlacés et silencieux, nous ne pensons plus. Ce qui nous entoure est si solide et rassurant. Éternel. Qu’est une vie humaine en regard des millions d’années qui ont permis au volcan de sculpter ces paysages ? Combien d’hommes et de femmes ont aimé, souffert et travaillé qui ne sont plus depuis longtemps ?

Un baiser donne le signal du départ.

Le filet d’eau s’échappant d’une source franchi, nous entreprenons la dernière ascension. Des cailloux roulent sous nos pieds. Plus rien n’arrête nos regards vers Cilaos et la Plaine des Cafres jusqu’à l’océan.

Nous croisons des randonneurs qui descendent après avoir passé la nuit au refuge. Ils ont admiré le lever du soleil depuis le sommet. Ils disent le moment exceptionnel qu’ils ont vécu après la dernière montée à la lampe.

Notre allure ne faiblit pas malgré la raideur de la pente. Deux jeunes hommes chargés de gros sacs à dos nous dépassent pourtant.

 

 

Fondus dans ces visions merveilleuses, nous sommes hors du temps et de nous-mêmes.

Le sol devient une sorte de gravier rouge glissant sous nos semelles.

Á court de respiration, je ralentis.

Carine se retourne et s’inquiète : Ça ne va pas ? »

« Je n’ai plus d’air. Je suis incapable d’aller plus vite. »

J’éprouve une curieuse sensation de faiblesse générale. Comme si tous mes muscles mollissaient en même temps alors que mon cœur accélère ses battements.

Déjà l’effet du Sida ? Je serais diminué par la maladie ? Que sera l’étape suivante ? Á quelle vitesse tout va-t-il ?... »

« Ça va mieux. » Dis-je pour rassurer Carine.

Nous avançons lentement. Nous rejoignons un des jeunes gens qui nous ont dépassés. Il est adossé à un rocher, les deux mains comprimant sa taille.

« C’est l’altitude. Chaque fois c’est pareil et toujours au même endroit. Je n’ai plus de force. L’oxygène me manque. Alors que mon ami est très à l’aise, je reste là bloqué. Á peine trois mille mètres. Je ferais un piètre alpiniste. »

Je ris, rassuré. « Je sentais moi aussi mes forces me lâcher sans en comprendre la cause. »

«Il suffit d’attendre un peu, puis d’aller doucement. Vous verrez qu’au retour, tout redeviendra normal quand vous serez au même niveau. D’autres sont touchés plus bas. »

« Merci. Vous me rassurez. »

Un peu plus loin, la main de Carine prend la mienne quand elle m’interroge : « tu as cru que c’était… »

« Oui. J’ai pensé au Sida. Tu cherchais peut-être aussi des symptômes chez toi. »

« Je me disais que j’étais atteinte depuis plus longtemps que toi et que j’aurais dû… »

« Tu es plus jeune. La maladie agit sans doute plus lentement. »

« Nous n’en savons rien. Nous étudierons les facteurs qui peuvent accélérer ou ralentir sa progression. »

« Le sommet nous attend. Regarde. Les nuages montent de Salazie. Il faut que nous arrivions avant eux. »

Le vent s’est renforcé lorsque nous y sommes. Dépassant le point le plus haut, nous avançons un peu. Au-dessus des cascades, la vue est d’une beauté indescriptible. Nous restons enlacés.

L’air froid nous pénètre lentement.

« La dernière fois. »

La descente est facile. Je retrouve tous mes moyens là où j’avais faibli. Nous alternons marche et course. Le rythme pris, nous avançons vivement. Nous dépassons des spécialistes équipés comme de vrais montagnards. Ils doivent s’indigner qu’on puisse monter avec de simples tennis et sans provisions.

Nous retrouvons notre petite Panda avec grand plaisir.

« Je me sens épuisée » dit Carine « et si bien en même temps. »

« C’est ce qu’éprouvent les marathoniens et autres adeptes d’efforts prolongés. Les douleurs s’effacent. Les hormones sécrétées apportent même un plaisir qui conduit à la recherche de cette sensation. »

« Je suis heureuse que nous ayons vu, une fois encore, ces paysages. Il ne me manque plus que la douche avant de savourer un repos bien mérité dans le hamac. »

« Allez chauffeur. Je vais pouvoir me reposer. »

Les pieds calés contre le pare-brise, je somnole. Je suis satisfait d’être allé jusqu’en haut. Cet aller-retour enchaîné vivement représente une épreuve pour des néophytes. Je ne suis plus jeune.

 

 

 

 

« Tu vois que nous ne sommes pas si malades. Nous avons encore de beaux jours devant nous. Nous avons réussi notre test. J’ai eu peur quand tu as manqué d’oxygène. Nous aurions pu nous souvenir que les autres fois aussi tu avais ralenti. »

« Veux-tu que je conduise ? »

« Si tu en as envie. Sinon je suis en pleine forme. Je ne sens pas mes muscles malmenés. Demain ce sera une autre histoire. »

Je m’assoupis encore, emporté par des visions désordonnées. Nous avons découvert tous les hauts lieux de l’île. Là où vont les touristes qui « font » la Réunion en trois jours. Nous avons aussi parcouru les cirques et le fond des ravines, le haut des falaises et les sous bois humides, les rues commerçantes et les chemins bordés de cases en tôles. Nous avons écouté les P’tits blancs des hauts, les Cafres, les Indiens et les Malbars nous dire leur vie.

Nous pouvons partir. Ces mois ont été pleins et riches.

Nous allons retrouver nos vies et…

« Tu es déjà là-bas. »

« Oui. Nous allons revoir nos familles… et tous ces gens…ceux à qui nous devrons apprendre… et répondre aux questions… et… »

« C’est par ma faute ! »

« S’il te plait ne dis plus ça. Il n’y a pas de faute. C’est comme si la route s’était effondrée derrière ce virage. Serais-tu plus coupable parce que c’est toi qui tiens le volant ? «

« Les préservatifs existaient… »

« Comme si tu étais capable d’afficher une quelconque défiance ! »

« Cette défiance t’aurait protégé. Avec cette maladie, nul ne sait jamais. Elle est redoutable. Quand je pense aux jeunes… »

«  J’espère que se protéger leur est devenu un geste naturel, même s’ils sont à l’âge de la confiance, de l’insouciance et des passions. Nous sommes pris, nous aussi, alors que nous ne pensions pas… »

Carine gare la voiture près de la maison.

« Monsieur est arrivé. Que dirais-tu d’une bonne omelette ? Je l’aurai faite quand tu sortiras de la douche, si je peux y aller la première. »

« Si tu me prends par l’estomac. Je mets la table. Je vais peut-être même casser les œufs. »

Sans ranger les reliefs ne notre rapide repas, nous nous laissons tomber sur le lit. Un demi sommeil me prend, laissant place à des pensées décousues où le passé se mêle au présent pour créer un étrange futur.

Les lèvres de Carine viennent mêler nos corps à ces visions confuses.

Il est dix-sept heures lorsque nous émergeons de cette belle sieste.

« Et dans deux jours tout doit être rangé ! » Dis-je en voyant que Carine ouvre les yeux.

« Ranger ne posera pas de problème. Mais que faire de la voiture, de nos rares meubles et ?... »

Après la douche j’appelle les propriétaires, devenus des amis. Ce sont des « Z’oreils » eux aussi, installés ici depuis longtemps. Ils nous invitent à dîner quand j’annonce notre départ « pour raisons familiales ». Nous contons notre journée et rions ensemble de mon mal des montagnes. Eux ne visitent plus rien, ayant tout vu plusieurs fois. L’île est si petite. Ils ont les photos et les cartes postales de toute l’île.

Comme nous, ils ont parcouru les bords de mer et les cirques. Ils y ont conduit leurs enfants. Ceux-ci les y ont entraînés à leur tour. Ils faisaient parfois un voyage en Sudafrique, comme ils disent, ou bien en Australie. Ils se contentent maintenant de leur environnement immédiat. Ces aventures exotiques vues de la Métropole, peuvent n’être que le traintrain banal d’un quartier de Bordeaux ou de Lyon.

 


«  Il n’est pas question de payer le préavis. Laissez la gazinière et les lits, ainsi que le réfrigérateur, la télé et le lave-linge ( en fait plus que le montant du préavis). «  Si vous voulez revenir, tout rentrera dans l’ordre, sinon nous louerons la maison meublée ».

Ils appellent un de leurs amis qui viendra nous voir demain parce que la voiture l’intéresse.

Nous sortons de leur vie comme nous y sommes venus. Par hasard. Nous sommes un couple illégitime plus très jeune, vivant de lectures et de promenades. Autant dire des marginaux.

Peut-être se sont-ils interrogés quelquefois sur leur vie bien rangée, leurs trois maisons, leur « Nénaine » et leur jardinier. Nous ne possédons rien et nous avons l’air heureux.

« Vous allez nous manquer. Mais vous reviendrez bientôt. »

La fatigue et le punch nous plongent dans un sommeil rapide.

Comme chaque matin je m’éveille le premier.

Les rayons du soleil glissent sous le plafond. Le plus ancien moyen de lutter contre la chaleur, bien avant la climatisation, est de laisser circuler librement l’air. Toutes les ouvertures sont posées en enfilade et rien n’est ajusté pour que le vent passe bien.

Carine dort.

Á quarante-trois ans elle a un corps de jeune fille. Ses deux maternités ne l’ont pas marquée. Le soleil réunionnais a renforcé le bronzage des années de ski et de plage.

Bientôt deux ans que nous vivons ensemble.

Tout est allé si vite.

Nous nous connaissions depuis longtemps. Comme un prof de gym connaît celle qui gère avec son mari un magasin d’articles de sport. Un peu plus qu’une simple relation. Pas tout à fait une amie.

Je l’avais connue enfant quand je débutais dans l’enseignement, puis adolescente, servant les clients aux côtés de sa mère et comme étudiante, future prof elle aussi.

Elle s’était mariée, sans finir ses études, avec la jeune vedette du club de football local. Ils avaient repris la gestion du magasin. J’y avais vu ses enfants.

Carine donnait des leçons de danse.

Il y eut ce stage.

J’avais accepté de remplacer au pied levé un ami qui dirigeait un stage de ski. Il s’était fait une entorse la veille du départ. Je connaissais les lieux, les cadres, et même la plupart des stagiaires.

Depuis six mois j’avais décidé de changer de vie, incapable que j’étais d’imaginer la retraite aux côtés d’Elizabeth. Elle allait travailler encore pendant cinq ans. Elle passerait prendre ses repas entre une messe et ses bonnes œuvres.

Le deuxième soir du stage je me laissai entraîner dans une boîte de nuit.

C’est Carine qui m’invita pour le slow le plus…animal que j’aie jamais dansé. Elle était contre moi. En moi devrais-je dire. Nous avons quitté la piste pour rejoindre sa chambre. Depuis cette nuit-là nous ne nous sommes plus quittés. J’ai tenté d’expliquer à Elizabeth, alors que nous ne communiquions plus vraiment depuis des années, combien il était impossible de rester ensemble.

« Mais que vont dire les gens ? Et Aude ? Y as-tu seulement pensé ? Et la maison ? Tu n’as pas le droit ! Il ne saurait être question de divorce ! »

Je dis ma volonté de partir, pour vivre encore malgré la retraite et l’âge. Je rappelai nos vies séparées. L’absence de dialogue. En vain.

Elle me parlait devoir et convenances, engagement et position sociale. Elle dit même avoir besoin de moi. Je compris que j’avais une place dans ses habitudes. Pas plus qu’elle n’était capable de se séparer d’un meuble, il ne lui était possible de ne plus me voir là.

J’avais toujours eu besoin d’espace et de renouvellement.

Elle n’avait vécu que dans l’ordre et les immuables repères.

L’âge avait renforcé nos différences.

Même sans Carine j’allais m’échapper. J’étais déterminé à mettre fin à cette non vie.

 

 

 

. Je ne l’avais pas senti.

« Tu penses à notre avenir ? »

« J’en étais au passé. »

« C’est la même chose puisque nous revenons. Nous qui voulions avancer, découvrir, changer… Nous voilà condamnés au retour. Et dans quelles conditions ! »

« Il ne faut pas exagérer madame. J’ai bien quelques courbatures, mais dans deux ou trois jours elles seront effacées. »

Elle rit. « Moi aussi je me sens un peu raide. S’il n’y avait que ça ! Tu sais bien ce que je voulais dire. Nous serons ensemble. Tant que nous serons ensemble nous pourrons tout affronter. »

« Tant que nous serons ? Mais nous serons toujours ensemble ! Tu imagines que je te laisserai partir ? N’y compte pas ! »

Les yeux pleins de larmes, Carine se blottit dans mes bras : « jamais ! Nous ne devrons jamais rien laisser venir entre nous. Pas plus la maladie que l’un de nos souvenirs. Plus rien n’aurait de sens. »

Nous passons la journée à ranger, trier, hésiter.

« Veux-tu l’emporter ou ?... »

« Que penses-tu ?... »

Les rangements reprennent après un sandwich. Partir est une fête quand c’est vers l’inconnu.

Là il s’agit de revenir.

Je suis heureux de revoir mes petits enfants. Me reconnaîtront-ils. Que suis-je pour eux ? Un peu plus que le boucher. Beaucoup moins que la gardienne des plus jeunes ou l’institutrice de l’aîné.

Plus tard je leur apporterai… Plus tard ?

« Pourquoi ce soupir ? » demande Carine.

« Je pensais à mes petits-enfants. Á tout ce que je ne leur apprendrai pas. »

Sa main se pose sur la mienne.

« Tu vois tout ce que je te ferai perdre… »

« Tu dois cesser de penser de cette façon. Rien ne dit que c’est toi. Encore une fois, c’est comme si tu avais un rhume et que je l’aie ensuite. »

« C’est un gros rhume. Il va t’empêcher de jouer avec tes petits-enfants devenus adolescents. Ce rhume-là j’aurais pu ne pas le contracter si j’avais porté un cache-nez. »

Un grand rire nous unit.

« Un cache-nez bien sûr ! Que tu aurais pu tricoter. Tu as beaucoup oublié de tes études d’anatomie. L’appendice en question ne s’appelle pas le nez. »

Je ris encore en accueillant l’acheteur de la voiture.

Il sait que nous partons. Il est en position de force. Il se couche sous le véhicule, lève le capot, ouvre le coffre…

« Ici, les prix sont souvent fixés au-dessus de l’Argus. Mais ce n’est pas tout à fait la voiture que je cherchais. Si vous êtes raisonnable… »

Il m’observe du coin de l’œil. Mon rire qui se poursuit le perturbe. Il pensait trouver des gens affolés, bousculés par le départ, et là…

« Vous n’avez personne d’autre ? Si vous trouviez à la vendre, je chercherais… »

Je pourrais lui raconter une histoire. Comme la voiture l’intéresse nous perdrions moins. Et après ? Je n’ai jamais su accorder de valeur à l’argent. Peut-être parce que je n’en ai jamais eu assez, ni vraiment manqué. Comme toujours je dis la vérité.

« Je n’ai pas cherché. Puisque vous ne la voulez pas, je vais la conduire chez un revendeur qui fixera le prix. »

Il se redresse. Il est le plus fort. Il va pouvoir imposer sa décision.

« Pour vous éviter des démarches, je veux bien vous rendre service… »

L’argent ne m’intéresse pas, mais je ne peux supporter qu’on abuse de moi :

« Vous ne me connaissez pas. Vous n’avez aucune intention de me rendre service. Si la voiture vous intéresse vous me dîtes à quel prix. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je la vendrai. »

« C’est au vendeur de fixer le prix. »

« Vous avez dit que les prix pratiqués ici sont au-dessus de l’Argus. Elle a très peu roulé. Elle a été bien entretenue. Je vous la laisse à l’Argus. »

Cherchant une éraflure, il fait encore le tour.

« Les frais de changement de carte grise seront à déduire. »

Je ne veux pas qu’il entre et vais chercher les imprimés que je complète sur le capot de la voiture. Il tente de me parler de nos amis communs. Je le regarde partir sans un mot, suivant sa voiture conduite par une femme qui n’en est même pas descendue.

 

 

« Tu n’es pas un formidable homme d‘affaires. Mais c’est ainsi que je t’aime. » Dit Carine en m’embrassant tendrement. « Il a gagné quelques euros, mais il n’a pas triomphé. Sa femme et lui l’ont senti. Quand je pense à mes années de commerce, souriant à des gens pour qui l’argent est tout. L’argent et l’apparence. L’argent et le pouvoir qu’on lui attribue. L’argent qui masque les vides. »

« Il est jeune. Il ne sait pas qu’en avoir trop et perdre sa vie à le gérer n’est guère mieux que de ne pas en avoir assez. Il faut s’en occuper. Le faire travailler. Veiller sur toutes les inutilités qu’il a permis d’acquérir. Combien sont-ils à perdre leur vie pour gagner toujours plus. On est salué plus bas si l’on est riche. Mais au fond, chacun sait vite ce que vaut l’humain rencontré. »

« Oui monsieur le Philosophe puisque décidément vous ne serez jamais monsieur l’Économiste. »

« Comment peut-on thésauriser à côté de mendiants ? Qui peut dormir en paix, laissant sa villa de bord de mer et son chalet de montagne vides quand des être humains meurent de froid dans nos rues ? »

« Nous rentrons pour la Révolution. Je te suivrai. Je te soignerai au retour des combats. Je préparerai des bombes. J’aiguiserai tes poignards. »

« Tu as raison de te moquer. Ma passivité est aussi coupable que leur méchanceté. Mais les portes blindées ne protègeront pas toujours de ceux qui meurent de faim. »

« Et c’est mon héros qui se fera couper la gorge pour quelques billets. En attendant, ton esclave a préparé le repas. Des tomates et du jambon. Un vrai repas solidaire. »

Nous marchons pour éliminer ce que nos muscles ont gardé de la randonnée d’hier. Les voisins nous saluent. Certains viennent jusqu’à leur « barreau », ainsi qu’on nomme les portails, pour échanger quelques mots. Nos progrès en créole sont insuffisants pour tout comprendre de ce qu’ils nous disent.

Vivre dans une île perdue et s’enfermer dans un langage que personne d’autre ne parle est une catastrophe encouragée par des irresponsables poussant au repli sur ses racines.

Carine sourit : « d’accord ils s’enfoncent encore. Mais ce combat-là aussi tu dois le laisser à d’autres. Et tu es Z’oreil. Tu serais suspect de vouloir imposer la langue que tes ancêtres ont apportée avec l’esclavage. »

« C’est vrai. Ils sont tous descendants d’esclaves comme ils le proclameront le vingt décembre, jour de commémoration de la fin de l’esclavage. Comme si le sang des esclavagistes ne coulait pas aussi dans les veines des Métis. Nul ne peut choisir son hérédité ni son histoire. Seule la vie qu’on bâtit soi-même a un sens. Elle nous appartient. D’elle nous sommes responsable. »

«  Peut-être pourrions-nous rentrer puisqu’il fait nuit ? Demain nous quittons ce monde où l’on marche la tête en bas pour l’hémisphère qui nous a vus naître. Les journées qui viennent seront difficiles. »

« Surtout pour le vieux ! Tu veilles sur moi pour ne pas avoir à porter seule les bagages. Allez ! Le premier à la maison ! »

Nous courons malgré nos muscles meurtris par l’ascension de la veille. Les chiens hurlent sur notre passage, ravivant les douleurs de leurs cous enserrés dans les colliers qui ne jamais ne les libèrent.

La fatigue nous aide à plonger dans un sommeil réparateur.

 

 

 

 

 

 

 

JC Champeil